Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/648

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’avons vu, le servilisme, le mécanisme bureaucratique de la Russie d’Europe y a de nombreux représentans, mais les récits de nos guides nous apprennent aussi que cet esprit apporté de Pétersbourg finit par s’altérer peu à peu. Il est permis de le dire, ce peuple a maintes qualités auxquelles il donne une valeur originale : il a une grâce, une douceur, une hospitalité qui lui sont propres ; il a surtout un patriotisme naïf, un patriotisme qui s’ignore lui-même et dont quelques hommes seulement ont conscience, comme ce moine de Tobolsk que cite M. Erman. Bien plus, les Russo-Sibériens ont réussi sans le vouloir, sans le savoir, à s’assimiler des élémens très opposés ; c’est là, je répète encore les paroles de M. Erman, c’est là qu’on trouve, sous la même casaque du paysan, et tous deux également attachés au sol qui les nourrit, le fils du prince russe récemment déchu de sa vieille splendeur et l’arrière-neveu de ces rois tartares qui firent trembler au moyen âge les grands-ducs de Kiev et de Novogorod.

Est-ce à dire que la Sibérie, si elle a conscience un jour de l’esprit nouveau qui se forme en elle, pourra prétendre à une destinée indépendante ? Est-ce à dire que dans un siècle, dans deux siècles, à l’heure où l’ambition des tsars et l’accroissement démesuré de leur puissance amèneraient le démembrement de l’empire, les Sibériens seraient un des peuples nouveaux qui sortiraient de cette vaste ruine ? Nous ne verrons pas de telles choses assurément ; qu’importe ? il n’est pas interdit à la philosophie de l’histoire de scruter ces problèmes, et elle peut prévoir des événemens encore plus éloignés que celui-là. Je ne crains donc pas de poser la question ; mais avant d’y répondre, il faut achever de suivre M. Hansteen et M. Erman, M. Castrén et M. Hill dans leurs explorations ethnographiques. Je n’ai parlé jusqu’ici que des Russo-Sibériens : il faut, sur les pas de nos guides, interroger les tribus nomades qui ont fourni des armées à Gengis-Khan. Que de souvenirs historiques dans ces steppes de l’Asie centrale ! N’est-ce pas là que Buffon, sous l’influence des descriptions enthousiastes de Pallas, plaçait l’étrange hypothèse d’un premier grand peuple, d’une première civilisation savante et prospère, que la barbarie aurait détruite il y a quatre ou cinq mille ans, et dont les plus anciennes sociétés connues n’auraient fait que recueillir les débris ? Et sans parler de ces conjectures chimériques, n’est-ce pas là le pays que les chroniqueurs du moyen âge ont appelé énergiquement officina gentium ?


SAINT-RENE TAILLANDIER.