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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/721

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plus de trente pages. Et cependant on lit ; ces personnages et leurs interminables conversations ne vous fatiguent pas plus, pendant une heure ou deux, qu’une entrevue avec d’honnêtes gens, bien élevés, polis, instruits, ne vous fatiguerait pendant le même espace de temps. On lit, car après tout on respire dans ces livres une atmosphère de moralité supérieure, un peu raffinée, et qui serait à la longue écœurante, si nous étions habitués à une atmosphère morale bien saine ; mais après tous les pimens et tous les alcools littéraires que nous avons avalés, de tels livres font l’effet d’une boisson rafraîchissante et salubre, insipide prise à trop forte dose, agréable prise, comme nous l’avons fait, à petites gorgées, et toujours inoffensive.

Il y a du reste une excuse à ces longueurs : c’est la disposition d’esprit du public auquel s’adressent ces romans. Les Anglais ont une manière de lire qui n’est pas la nôtre. Lorsqu’un Français lit, c’est toujours pour s’instruire ou pour s’amuser, et lorsqu’il prend un livre par désœuvrement et ennui, ou pour telle ou telle cause frivole et même absolument étrangère à tout plaisir littéraire, il faut qu’il trouve encore dans le livre qu’il a ouvert l’une ou l’autre de ces satisfactions. De cette disposition naturelle de l’esprit national découlent toutes les qualités et tous les défauts de notre littérature ancienne et moderne ; de ce besoin d’être amusé est sorti le récit vif, rapide, animé ; de cette tendance à vouloir être instruit est résultée cette forme didactique, méthodique, logique, qui ne permet pas à la pensée de s’arrêter, de regarder autour d’elle, de rêver, et qui la fait marcher droit au but que s’est proposé l’auteur, comme un conscrit marche sous la discipline d’un sergent. Dans les livres qui peignent les mœurs humaines, dans le roman par exemple, le Français ne se contente pas de la reproduction de la vie telle qu’elle existe ; il veut voir cette image de la vie marcher plus vite que la vie elle-même. L’Anglais au contraire aime à voir marcher lentement ce panorama colorié, à contempler longtemps les mêmes personnages ; il cherche plus que nous dans un roman les émotions de la vie ordinaire. Le spectacle des mille et une trivialités de l’existence ne l’effarouche pas plus dans un roman qu’il ne l’effarouche dans la réalité ; les conversations interminables des personnages ne l’ennuient pas plus que ne nous ennuient les conversations que nous tenons chaque jour ; il jouit des mille et un petits détails du récit comme on jouit des mille et un petits incidens de la vie ; par exemple, la description inutile d’un personnage introduit par l’auteur sans aucune raison le divertit autant que s’il rencontrait accidentellement ce même personnage dans Regent street ou Pall Mall. La différence entre la manière de lire d’un Français et celle d’un Anglais peut se résumer d’un mot : pour un Français, la lecture est une interruption