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de salle des banquets. On en donnait cinq tous les ans, le premier jour de l’année, les jours de l’Ascension, de San Vito, de San Stefano et de San Marco. Un service d’argenterie, qui était une merveille de la renaissance, des porcelaines et des cristaux de Murano, dont le travail exquis excitait l’admiration des étrangers, ornaient la table où le prince traitait ses égaux, ses sujets et ses maîtres. Alors, pendant que les regards des convives contemplaient un beau portrait de Henri III du Tintoretto, une Adoration des Mages de Bonifacio et toute cette magnificence d’une république de patriciens, les chanteurs de la chapelle ducale de Saint-Marc exécutèrent une cantate sans accompagnement de Lotti, il Tributo degli Dei, qui fut suivie d’une pastorale à quatre voix du même compositeur, Somo duce in trono assiso, morceaux composés, comme le madrigal déjà cité, dans l’année 1736, et empreints de ce caractère de grandeur et de suavité qui distingue l’art de Venise et particulièrement le génie de Lotti.

Beata et Tognina, Lorenzo et l’abbé Zamaria avaient suivi le cortège du Bucentaure jusqu’au Lido. Le sénateur Zeno ne les avait pas accompagnés : il était retenu ce jour-là au palais de la seigneurie, où il veillait, avec ses confrères les inquisiteurs, au salut de l’état. Le hasard avait poussé la gondole de Beata tout près de la balustrade du haut de laquelle le doge prononça les paroles historiques que nous avons rapportées, lorsqu’une voix, partie d’une péotte voisine, s’écria : « Va, va, épouse-la, cette mer trop docile, que tu ne sauras pas défendre contre les destins qui se préparent ! » Lorenzo fut assez étonné de reconnaître dans la personne qui avait proféré ce pronostic menaçant le même individu qu’il avait rencontré sur la place Saint-Marc quelque temps après son arrivée à Venise, et qu’il n’avait pas revu depuis. Dans la confusion inséparable d’une pareille fête, qui mettait en mouvement toute la population de Venise, personne autre que Lorenzo et l’abbé Zamaria n’entendit ce propos séditieux, qui aurait pu coûter cher à celui qui avait osé le laisser échapper de sa bouche imprudente.

Confondue dans la foule des petits bàtimens qui accompagnaient le nouvel époux de la république à son retour du Lido, la gondole de Beata s’arrêta à la Riva dei Schiavoni, où l’abbé Zamaria se fit descendre. L’abbé prévint ses compagnons qu’il ne dînerait pas au palais et qu’il ne fallait pas s’inquiéter de son sort ; puis, ramenant à lui son petit manteau de soie, il s’envola comme un oiseau à qui on ouvre la cage où il était renfermé. Une idée traversa alors rapidement l’esprit de Beata, qui dit à Tognina : — Connais-tu Murano ?

— Non, répondit l’amie, car les deux seuls voyages que j’aie faits à Venise ont été de trop courte durée pour me laisser le temps de tout voir.