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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/753

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où les formes élaborées du contre-point et de la fugue qui les résume toutes, comme le syllogisme résume toute la logique, ont été mises au service de l’imagination et du sentiment. Tel est le phénomène qui s’est produit aussi dans les lettres et dans les arts. Palestrina est à Okeghem[1] ce que Dante est à saint Thomas d’Aquin et Raphaël à Cimabue, des poètes qui succèdent à des argumentateurs, et qui recouvrent la charpente de la scolastique des couleurs de la vie.

Et maintenant, cher Lorenzo, il faut t’élancer dans la carrière. Tu sais écrire, tu connais les maîtres ; marche donc hardiment sur les flots et mets-toi à composer des opéras bouffes, des opéras seria, des oratorios, des messes, des motets, tout ce que tu voudras, mais surtout des opéras bouffes, car je t’avoue que la musique me paraît bien plus destinée à réjouir le cœur qu’à nous faire porter, comme on dit vulgairement, le diable en terre. Va, mon enfant, fais honneur à ton maître, et puisses-tu devenir un second Buranello, qui ajoute un nouvel éclat à la gloire de Venise !

— Je suis bien jeune encore, répondit Lorenzo d’une voix timide, pour prendre une détermination.

— Mais la détermination est toute prise, répliqua l’abbé, et puisque tu dois être un compositeur, il est bon, ce me semble, de commencer à se rompre la main aux difficultés du théâtre. Il y a une expérience qu’on ne peut acquérir que sur le champ de bataille, et dont les écoles n’enseignent point le secret. Les Cimarosa, les Paisiello, les Guglielmi, étaient déjà célèbres à vingt ans.

— Sans doute, répondit Lorenzo avec embarras. Ces hommes supérieurs avaient une vocation décidée que je n’ai peut-être pas, et je vous assure que j’ai encore besoin de réfléchir et de m’orienter auparavant…

— Tu réfléchiras en composant, répliqua vivement l’abbé Zamaria, et c’est en pleine mer, c’est-à-dire sur le théâtre, que tu devras chercher l’étoile polaire pour te diriger vers le succès. Est-ce que tu t’imagines qu’on fait de la musique comme un ver à soie file sa coque ? Le grand Benedetto Marcello n’était pas seulement un compositeur sublime, c’était aussi un poète, un érudit, un philosophe, un critique mordant et plein de sagacité. Parce que l’inspiration est un don naturel, une grâce qui descend sur nous comme la rosée du ciel, il ne faut pas moins beaucoup réfléchir pour approprier les idées au caractère des différens personnages et les coordonner dans un grand ensemble où le désordre apparent de la passion est un effet de l’art. Il y a tel madrigal de Scarlatti, Cor mio par exemple,

  1. Célèbre compositeur belge de la fin du XVe siècle.