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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/759

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Le sénateur s’arrêta, et, regardant de nouveau Lorenzo avec sévérité, il ajouta, après un court silence qui parut un siècle au pauvre jeune homme : — Eh bien ! je suis content de vous ; vous vous êtes montré digne de mes bontés. Votre application, votre intelligence et la soumission de votre caractère vous ont acquis de nouveaux titres à ma bienveillance ; c’est pourquoi j’ai résolu de resserrer les liens qui vous attachent à ma famille.

Ce fut un coup de théâtre que ces paroles, prononcées lentement, avec autorité, et la baguette de Moïse ne fit pas sortir plus promptement l’eau du rocher que l’espérance ne jaillit alors du cœur de Lorenzo et de Beata, qui leva sa tête charmante et projeta sur son père un long regard, où l’étonnement se mêlait à la piété.

« J’ai obtenu pour vous, continua le sénateur, le titre de chevalier de l’étoile d’or qui appartient à ma famille depuis longtemps ainsi qu’à plusieurs autres grandes maisons, et j’attache à ce titre une pension (una tnesata) qui vous permettra de le soutenir honorablement[1]. Dès ce jour, vous faites donc partie intégrante de la noblesse vénitienne, à laquelle vous teniez déjà par votre naissance, et il importe que vous sachiez quels devoirs cette nouvelle qualité vous impose.

« De toutes les aristocraties de l’Europe, l’aristocratie vénitienne est la seule qui ne soit pas le résultat de la conquête. Comme le patriciat romain, auquel on l’a souvent comparée, elle est sortie des entrailles mêmes de la société dont elle dirige la destinée. C’est là ce qui fait sa force et la légitimité de sa domination. Ai-je besoin de vous rappeler à quelles circonstances malheureuses cette ville, qui est un miracle de l’industrie humaine, doit sa naissance ? Qui ne sait que lorsque des flots de Barbares se ruèrent comme des chiens à la curée sur les débris de l’empire romain, de pauvres pêcheurs vinrent chercher un refuge sur les îlots de l’Adriatique ! Ils y étaient à peine établis qu’ils éprouvèrent le besoin d’une police qui fut d’abord aussi simple que leur association, et dont le premier devoir était de sauvegarder leur indépendance. C’est de ces premiers magistrats librement élus par les intéressés sous la pression de la nécessité, ce grand instituteur des sociétés humaines, que descend la noblesse vénitienne. Rome a eu à peu près la même origine. Vous apprendrez par l’histoire quelles vicissitudes eut à traverser la république naissante, les discordes civiles et les événemens extérieurs qui modifièrent successivement ses institutions. Ce que je puis vous affirmer, c’est que, — le dernier jour du mois de février de l’année 1297, où le gouvernement de Venise, ne voulant plus être à la merci des flux

  1. Le titre de chevalier de l’étoile d’or était purement honorifique.