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habitaient un daim et un corbeau, unis depuis longtemps par une étroite amitié.

Un jour que le daim, gros et gras, errait en liberté, il fut aperçu par un chacal. En le voyant, le chacal se dit en lui-même : « Ah ! comment pourrai-je manger la chair délicate de ce daim ? Il faut essayer… Je vais d’abord chercher à gagner sa confiance. » Cette réflexion faite, il s’approcha du daim et lui dit : « Mon ami, je te salue. — Qui es-tu ? demanda le daim. — Je suis un chacal ; je vis seul, sans parens et comme un mort dans cette forêt. Maintenant que j’ai rencontré en toi un ami, je ne suis plus sans famille, et je rentre au nombre des vivans. Je veux être désormais ton compagnon et passer ma vie avec toi. — J’y consens, dit le daim. »

« Lorsque l’astre divin qui répand la lumière se fut retiré derrière la montagne du couchant, les deux nouveaux amis allèrent vers l’habitation du daim. Là demeurait aussi sur les branches d’un tchampaka[1] un corbeau, qui était un vieil ami du daim. « Mon ami, dit le corbeau en les voyant tous les deux, quel est cet animal qui t’accompagne ? — C’est un chacal qui vient nous demander notre amitié. — Mon ami, reprit le corbeau, nous ne devons pas accorder notre confiance à l’étranger qui vient vers nous sans aucun motif ; cela ne vaut rien. On a dit : « Il ne faut pas donner l’hospitalité à celui dont on ne connaît ni la famille ni le caractère : la perfidie d’un chat causa la mort d’un vautour. »

« — Comment cela se fit-il ? demandèrent le daim et le chacal ? »


Le lecteur européen, qui croyait avoir retrouvé tout uniment la fable du cheval et du loup, s’aperçoit qu’il a affaire à un conteur peu pressé de lui livrer la moralité de son apologue. Fermera-t-il le livre avec impatience, ou plutôt, entraîné par le désir de savoir ce que devinrent les deux animaux qui caractérisent la confiance et la perfidie, demandera-t-il avec eux : Comment cela se fit-il ? La seconde supposition semble plus probable que la première, et alors le corbeau répondra en débitant la ravissante histoire que voici :


« Sur les bords du Gange, au sommet d’un mont, il y avait un grand figuier. Dans le creux de cet arbre demeurait un vautour nommé Djaradgava (vieux bœuf) que le sort avait privé de ses serres et de ses yeux. Les oiseaux qui habitaient l’arbre, émus de compassion, lui donnaient pour subsister une partie de leur nourriture ; c’était avec cela qu’il vivait. Un jour, un chat nommé Dirghakarna (longue oreille) vint en ce lieu pour manger les petits des oiseaux. À son approche, les oisillons effrayés poussèrent le cri d’alarme. « Qui va là ? » demanda le vautour dès qu’il eut entendu ce cri. Le chat, apercevant le vautour, fut saisi de frayeur et se dit : « Ah ! je suis perdu ! »


Forcé de répondre au qui vive du vieux vautour, le chat décline son nom en parlant de sa plus douce voix ; mais l’oiseau, qui connaît

  1. Michelia champaca, espèce de magnolier.