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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/847

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sans blesser personne. Lokman, Ésope et Phèdre sont des étrangers ; même après leur affranchissement, ils demeurent inférieurs à ceux qui les écoutent, et la mort des deux derniers prouve assez qu’il y avait péril en ce temps-là à donner trop de liberté à sa langue. Ésope mourut pour avoir ri d’un oracle, Phèdre pour avoir offensé Séjan. Combien différente était la position des écrivains hindous qui ont traité le même genre de littérature ! L’auteur du Pantchatantra et celui de l’Hitopadésa furent l’un et l’autre brahmanes. Inviolables dans leur personne, la suprématie de leur caste, établie par la tradition, leur conférait le droit d’enseigner, de dogmatiser, de tout dire en un mot. Ils ont pu parler librement aux rois et aux peuples, aux grands et aux petits avec une égale indépendance. Non-seulement ils ont vécu chez eux, mais ils occupaient le premier rang au sein de la société qu’ils instruisaient en la dominant. De cette situation exceptionnelle, qui était dévolue par droit de naissance aux fabulistes indiens, il est résulté deux choses. Lettrés et érudits, ils ont donné du premier coup à leurs œuvres une forme achevée que les siècles ont respectée ; placés au milieu d’une civilisation avancée, qu’ils ne craignaient pas de montrer telle qu’elle était et dont ils semblent avoir partagé les préjugés et les vices, ils ont mêlé au récit moral de la fable des légèretés à demi licencieuses qui tiennent du conte italien. Leur excuse légitime, c’est qu’ils ont été païens. Nous ne pouvons pas trop leur reprocher, même au point de vue du goût, le procédé littéraire que nous avons signalé, et qui consiste à intercaler dans le récit des pensées plus ou moins en harmonie avec l’idée principale. L’Hitopadésa y a gagné d’être un tableau de mœurs aussi instructif qu’amusant ; l’Inde s’y révèle, s’y trahit au naturel avec les incohérences de ses idées, la richesse de sa poésie, et le sentiment très vif des choses de ce monde qu’elle accorde avec la théorie du renoncement. On y retrouve sa sagesse pratique, sa morale assez élastique et sa docilité aux doctrines traditionnelles, qui la font ressembler un peu à Alcibiade, disciple de Socrate, homme de guerre intelligent et vicieux, qui préférait encore à l’étude de la philosophie les entretiens de la belle Sicilienne.


Th. Pavie.