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être d’inépuisables et merveilleux trésors auxquels le monde extérieur semble ne rien fournir. Au point de vue romanesque, l’existence de ces poètes-là n’offre naturellement aucun intérêt, et le biographe le plus investigateur n’y saurait trouver le moindre épisode digne d’être raconté, pas un détail, pas un voyage, pas même une heure passée en dehors des quatre murs où l’honnête homme est né, a grandi, s’est marié, où il a élevé ses enfans, et où finalement il meurt accoudé sur cette table même dont le tiroir contient son dernier manuscrit. Pourtant, si vous ouvrez les livres de cet homme, vous y trouvez le mouvement de l’existence, l’observation animée, pittoresque, vivante, de ce monde auquel il ne s’est point mêlé. Or cette révélation, d’où lui viendrait-elle, sinon de son génie, qu’il tient des dieux, étant avant tout né poète ? La France du XVIIe siècle aurait à citer plus d’un exemple de ce genre, lequel fleurit partout et de tout temps en Allemagne. Tel n’est point le cas en Italie. Là, vous rencontrez des poètes qui chantent leurs nobles vers à l’éternel vacarme du tocsin, au milieu du tumulte des combats, des poètes qui, la blessure au front, écrivent leurs chefs-d’œuvre, et qui, tombés aux mains du parti contraire, assaillis la nuit par des brigands, vont répandre la pluie d’or de leur inspiration dans les ténèbres d’un cachot. C’est Dante sortant en fugitif des murs de Florence et disputant sa vie à des bandes armées, c’est Tasse jouant à la cour de Ferrare son rôle d’aventurier et de favori, et rétablissant toujours avec ses rimes sa position, à chaque instant compromise par une impraticable humeur. Dire de pareils poètes qu’ils ont écrit leurs vers ne suffit pas, il faudrait dire plutôt qu’ils les ont vécus. Parmi les modernes, Byron est celui en qui semble revivre davantage ce type tout italien de poète en action, et je ne saurais dire si sa vie n’aurait pas une part aussi grande que ses œuvres à réclamer dans l’impression qu’il produisit sur ses contemporains Otez à Byron ses galanteries, son tourisme maugréant et tracassier, son exil volontaire, source commode de tant d’inspirations contre le sol natal, son attitude un peu théâtrale dans la révolution grecque, et vous verrez ensuite si le personnage demeure tel que nous l’a conservé le miroir de son époque.

Grand seigneur aussi et poète, le comte Vittorio Alfieri a ce trait de ressemblance avec Byron, que le roman de sa vie nous intéresse autant, pour ne pas dire plus, que ses ouvrages. Le poète est froid, symétrique, empesé jusqu’à la raideur ; l’homme est ému, passionné, hagard, plein de colères farouches, d’élans désordonnés, de fiévreuses aspirations. Si jamais écrivain eut besoin d’être expliqué et commenté par sa vie, c’est à coup sûr cet homme étrange, qui unissait la gravité d’un penseur athénien à l’héroïsme superbe d’un républicain de la vieille Rome, et joignait à toutes ces grandeurs les mille et une faiblesses, vanités et petitesses d’un poète du XVIIIe siècle. Aristocrate, il faisait profession de mépriser les princes ; despote au fond du cœur, il bafouait le despotisme, qu’il aurait exercé sans scrupule, si les circonstances l’y eussent convié. Quant à son grand amour du peuple, il n’était, comme chez tant d’autres de ses confrères, qu’à l’état de vague théorie, de matière à déclamations, et tout porte à croire que dix heures de pouvoir eussent singulièrement refroidi ce beau feu. L’enthousiasme d’Alfieri pour la liberté vaut l’enthousiasme de Byron. Esprits dominateurs, essentiellement