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de Myrrha donnerait au besoin l’idée la plus exacte de ce procédé. En ce sens, la Marchionni et la Ristori après elle ont incontestablement créé, dans l’acception poétique du terme, cette grande figure, dont Alfieri n’avait tout au plus donné que le tracé, et qui désormais, grâce au génie de ses interprètes, vit et se meut sur ce sol élyséen que tant de types immortels foulent de leurs beaux pieds de marbre.

Byron parle souvent dans ses lettres de l’étonnante fascination qu’exerçait sur lui cette tragédie de Mirra ; à l’en croire, il dut même s’y prendre à plusieurs fois pour pouvoir supporter du commencement à la fin ce sublime spectacle qui l’attirait irrésistiblement, et dont il ne lui fut jamais donné de jouir sans payer son émotion d’une crise nerveuse très caractérisée. Une si énergique protestation venant d’un homme qui, en fait de spectacles, s’accoutumait aisément à tous, même aux exécutions, si bien qu’il avait fini par ne plus broncher en voyant au bout de sa lorgnette tomber la tête d’un condamné, une pareille protestation avait certes de quoi donner à réfléchir aux esprits les moins sympathiques à l’œuvre d’Alfieri. Pour ma part, j’avoue qu’il m’est arrivé, sur la foi de Byron, de relire Mirra, et de chercher à me rendre compte d’un si violent, d’un si furieux attrait. Dirai-je maintenant que cette seconde épreuve ne m’avait pas mieux disposé que la première en faveur du prétendu chef-d’œuvre, et que ce n’est qu’à la représentation que j’ai compris à quel point l’auteur de Childe-Harold s’était montré sincère cette fois ? C’est qu’au fond toute la grandeur de l’effet repose ici dans l’interprétation. Là où la lecture ne vous offrait qu’une pièce impossible, toute remplie du révoltant détail d’une passion abominable, la scène vous montre un des spectacles les plus saisissans et les plus admirables qui se puissent voir. Si horrible que soit ce sujet, à force d’adresse et de génie, la grande tragédienne en a vaincu l’horreur. Elle commente, elle omet, voile et transforme. En dépit des embrasemens de Vénus implacable, la chasteté de son regard, la pudeur de son attitude ne se démentent pas. Si loin que l’atroce déesse l’égare, Myrrha ne cesse point un seul instant d’être une victime qu’on déplore, et l’idéal que jette Mme Ristori sur cette conception ne permet pas au spectateur d’y voir autre chose qu’une effroyable lutte qui ne saurait se terminer que par la mort. Quelle fière et calme contenance en pareil martyre ! quelle suprême dignité dans cette agonie qui dure cinq actes ! Elle souffre et se voile, et si par momens l’affreuse torture qu’elle se tue à vouloir comprimer lui arrache une plainte, vous la voyez pâlir et comme chercher à ressaisir, pour le refouler au j)lus profond de ses entrailles, le cri échappé au délire d’un mal dont elle ose à peine à elle-même s’avouer le secret. C’est ce caractère d’écrasante fatalité, admirablement rendu par la tragédienne, qui sauve l’odieux du personnage, et commande l’intérêt ; qu’il y ait dans cet intérêt, dans ce pathétique même, quelque chose de cette attraction repoussante, s’il est permis de joindre ces deux mots, de cette délectation hystérique, qui subjuguait Byron, personne, je pense, ne le contestera ; mais l’action se passe en un monde tellement idéal, tellement impossible, que l’impression humaine qui vous révolte à la lecture s’efface peu à peu, et finit par disparaître entièrement devant la majesté suprême du tableau. Il n’y a de réel ici que la lutte obstinée, héroïque, superbe, d’une