Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/887

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la conviction de sa supériorité sur Élisabeth, c’est lui ôter ce qui lui tient lieu de tout. Dans les premiers temps de son séjour en Écosse, alors que nul ne lui contestait le rang suprême, elle se préoccupait si peu de ses prétendus droits, qu’elle disait à sir Nicholas Throgmorton, ambassadeur d’Angleterre : « Il existe entre ma bonne sœur Élisabeth et moi plus de raisons d’amitié qu’entre quels princes que ce soient de la chrétienté, car nous sommes toutes deux d’une même île et d’une même langue, toutes deux proches parentes et toutes deux également reines. « Cependant à dater du moment où la lutte s’engage, du moment où la supériorité matérielle est acquise à Élisabeth, on sent que Marie Stuart, pour ne pas succomber, a besoin de se créer sur sa geôlière une supériorité morale. Son droit lui apparaît, elle s’en affole, et pendant dix-neuf ans cette chimère sert de raison d’être à sa fierté, c’est-à-dire à sa vie même. Deux poètes ont admirablement compris Marie Stuart : Walter Scott et Schiller, le dernier surtout[1]. Du commencement à la fin de la tragédie de Schiller, vous voyez une femme qu’une seule idée possède et console, et qui dans l’isolement de cette conviction se maintient au-dessus de sa fortune.

C’est par ce côté très caractéristique de sa physionomie que Mme Ristori me semble avoir surtout saisi le personnage de la reine d’Écosse. Impossible de rendre mieux cette hauteur constante, cette inaptitude à subir une humiliation quelconque. Dès son entrée en scène, c’est par là que sa nature se révèle, et ses premières paroles constatent le fait. « Madame, s’écrie la nourrice, Anna Kennedy, on vous a dérobé votre dernier trésor, la couronne nuptiale que jadis vous donna la France… Nous sommes insultées ! — Marie s’arrête. — Que fait, dit-elle sans s’émouvoir, un joyau de plus ou de moins à qui se sent reine ? Calme-toi. Nous traiter vilement, oui, cela est possible ; — nous avilir, ils ne le peuvent. » Mme Ristori est magnifique en prononçant ces mots, magnifique de tout point, par l’attitude, le geste, le sourire, le son de voix. J’ai retrouvé cet admirable effet à la fin du premier acte de la Pia de’ Tolomei, lorsque, avec une accablante quiétude de dédain, elle répond à l’homme qui lui demande pardon de l’avoir offensée : « Quoi ! tu as pu rêver l’honneur de ma haine ? » En général. Mme Ristori exprime le dédain d’une façon moins acerbe qu’altière, et paraît se préoccuper plutôt d’elle-même (en tant que personnage, bien entendu) que de ceux qu’elle a l’intention d’écraser. Peut-être son jeu y perd-il quelquefois en énergie. Si énergique et si méprisante qu’elle se montre, il y a une nuance qui lui échappe, l’inflexion cruelle, vipérine, dont Mlle Rachel a surtout le secret. Prenez Mme Ristori dans la scène avec Cecil par exemple. De quel air hautain à la fois et charmant elle accueille le terrible lord treasurer, avec qui, moins que personne, il semble qu’elle devrait trouver sujet de plaisanter ! « Cet excellent Cecil, il veut bien interpréter de sa parole courtoise les arrêts de ceux auxquels ses courtois avis n’ont point manqué ! » Mme Ristori dit cela d’un ton parfait, trouvant l’accentuation précise, la note. C’est de la bonne et vraie

  1. On comprend qu’il ne s’agit ici que de cette appréciation instinctive que l’histoire peut appuyer, mais que le génie doit surtout à la divination. En fait de portrait historique proprement dit, chacun connaît le nom qu’il faudrait citer, et le meilleur témoignage qu’on puisse invoquer en faveur de la Marie Stuart de Schiller est l’étude si complète de M. Mignet.