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plus grands peuples de l’Occident. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. La continuation de la guerre ouvre nécessairement des perspectives nouvelles où la chute même de Sébastopol ne sera plus sans doute qu’un incident.

Quelle extension est destinée à prendre cette guerre ? C’est ce qu’il est difficile de pressentir. Pour le moment, elle se concentre surtout à Sébastopol. La Russie, il est vrai, depuis quelque temps, semble vouloir porter la lutte en Asie en attaquant la ville de Kars, en menaçant Erzeroum, d’où elle pourrait même se tourner vers Trébizonde. Au fond, ces tentatives n’ont pas peut-être l’importance qu’on leur attribue. L’armée turque d’Asie n’est point brillante, et cependant elle a suffi jusqu’ici, à diverses reprises, pour neutraliser les efforts de l’armée russe, menacée elle-même dans le Caucase. On l’a toujours vu depuis le commencement de la guerre : quand la Russie a fait quelque tentative en Asie, ou elle n’a point réussi, ou, si elle a obtenu quelque succès, elle s’est retirée aussitôt, de telle sorte que les mouvemens actuels qui s’accomplissent dans cette partie de l’Orient sont peut-être une diversion encore plus qu’une entreprise sérieuse ayant un but précis. Sur quelque théâtre qu’on observe cette guerre, par son incertitude même et par l’extension qu’elle peut prendre, elle crée assurément à l’Europe des conditions difficiles et périlleuses, et la situation de la Turquie, dont l’indépendance a été le premier prétexte de la lutte, ne sera point probablement le moindre embarras. Ce n’est pas seulement contre la Russie en effet que l’empire turc a besoin d’être protégé, c’est aussi contre lui-même, contre les désordres qui l’envahissent. Récemment encore, on a vu les effroyables violences de ces bachi-bozoucks que l’Angleterre a entrepris d’enrégimenter, et qui se sont répandus dans les campagnes aux portes de Constantinople, aux Dardanelles. Les montagnes de la Thessalie sont redevenues le théâtre d’un brigandage organisé. Enfin une insurrection plus sérieuse a éclaté à Tripoli contre le bey. Une singulière fermentation régnait depuis quelque temps déjà, lorsqu’un chef arabe s’est mis à la tête des mécontens et a levé le drapeau de la révolte. Les insurgés assiègent Tripoli, et c’est une question de savoir si la destitution du bey suffira pour désarmer l’insurrection. Les provinces turques ne cessent donc d’être agitées de désordres de diverse nature en un moment où l’empire est engagé dans une lutte qui épuise ses ressources. C’est là une situation faite pour fixer l’attention des alliés de la Turquie : l’empire ottoman ne sera sauvé évidemment que par un travail profond de rénovation dans ses lois, dans ses institutions, dans ses mœurs. Ce travail s’accomplira-t-il ? La guerre actuelle lui sera-t-elle favorable ? Ce n’est point à coup sûr la moins sérieuse question. Toujours est-il que ce serait désormais une étrange fiction de limiter l’objet de la lutte où nous sommes engagés à la protection de la Turquie. Lord Palmerston le disait justement dans une discussion récente du parlement anglais : le but de la guerre, c’est de faire respecter le droit de l’Europe par la Russie et de raffermir l’équilibre du continent sur des bases solides. Tant que ce but ne sera point atteint, la guerre se prolongera sans doute, et il reste toujours la question de savoir si elle ne finira pas par entraîner d’autres états. L’Autriche et la Prusse, on le sait, se sont refusées jusqu’à ce jour à entrer dans cette lutte. Cependant un rapprochement nouveau semble s’être opéré