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Pierre le Grand jusqu’à l’empereur Nicolas. Mais l’état social de la Russie, mais le progrès réel de cette mystérieuse puissance, le travail des mœurs et des lois, ce mélange de raffinement et de barbarie qui compose la civilisation russe, la fermentation de tous les instincts religieux transformés en élémens de conquête, l’effort obstiné de cette politique qui se fraie une route vers l’Occident et vers l’Orient, tantôt par la diplomatie, tantôt par les armes, c’est tout cela que M. de Lamartine néglige de montrer, ou qu’il ne montre du moins que comme une grande imagination qui reflète les choses sans leur donner une forme précise. Pour les époques antérieures à ce siècle, M. de Lamartine ne dépasse guère le degré d’information du premier historien de Pierre le Grand, de Voltaire, qu’il n’égale point en sûreté ; quant aux temps plus récens, c’est-à-dire à la période qui commence aux premiers jours du siècle, sans pénétrer davantage, il cède parfois à de singuliers troubles d’esprit. Il y a surtout un passage où M. de Lamartine dit qu’il ne raconte pas en patriote français, mais en philosophe, en historien impartial et cosmopolite. Partant de là, il représente l’empereur Alexandre, à son avènement en 1801, comme ayant à choisir entre deux politiques : — l’une, qui était d’épouser la cause de l’Angleterre, de l’Europe opprimée et conquise, des monarchies ébranlées, de se faire en un mot l’Agamemnon des peuples et des rois ; — l’autre, qui consistait à se rapprocher de la France conquérante, personnifiée dans un dictateur ambitieux qui avait tout osé au dedans, qui oserait tout au dehors. Alexandre opta pour cette dernière politique. Ce fut une faute « au point de vue de la vérité universelle, » selon M. de Lamartine.

N’y a-t-il point dans de tels jugemens d’étranges confusions ? ne portent-ils pas une trop visible empreinte d’antipathie contre Napoléon ? Certes on s’est trop complu parfois à jouer avec cette grande mémoire, à transformer en politique les entraînemens de l’héroïsme guerrier pour en accabler des régimes plus pacifiques ; mais enfin, lorsque l’empereur Alexandre avait à faire un choix, quel était ce dictateur que M. de Lamartine transforme en ennemi public de l’Europe ? C’était un jeune homme couvert d’une grande gloire, qui raffermissait la société française et relevait le prestige de tous les pouvoirs. Le sinistre événement de Vincennes, comme l’appelait M. d’Haugwitz, n’avait point eu lieu encore ; l’Angleterre ne combattait pas pour la sécurité du continent et des monarchies, mais pour sa propre domination sur les mers. Où donc était le prétexte d’un nouveau traité de Pilnitz ou de la coalition qu’on a vue plus tard ? D’ailleurs le rôle que M. de Lamartine attribue hypothétiquement à Alexandre eût-il été possible, le jeune tsar eût-il senti en lui le génie nécessaire pour le remplir jusqu’au bout, quel eût été le résultat ? La Russie aurait acquis dès ce moment cette prépondérance contre laquelle s’est levé le continent ; le dictateur de l’Europe en 1805 ne se serait point appelé Napoléon, il se serait appelé Alexandre. En quoi la « vérité universelle » en eût-elle été plus satisfaite ? Au demeurant, ce qui serait arrivé, si la politique rétrospective que trace M. de Lamartine eût été suivie par l’empereur Alexandre, nul ne peut le dire. Ce qui est arrivé éclate à tous les yeux. Dans le fait, le tsar Alexandre, plus habile Grec que son historien, a su attendre et profiter de toutes les ci, constances. Tandis que l’Europe était bouleversée, il gagnait la Finlande, qu’il n’a plus rendue ; il prenait une