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suppose indéfiniment agrandie ou diminuée, comment l’assimiler à l’infini de la métaphysique, qui est l’être souverainement parfait, l’être immuable, indivisible, accompli, parfait, placé au-dessus de toute grandeur et de toute comparaison ? Le père Gratry a-t-il songé à ce qu’il y a de bizarre et de dangereux dans ces assimilations paradoxales et inouies ? Mais voici une raison plus capable encore de le toucher. Les mathématiques ont pour objet la grandeur, non pas la grandeur réelle, mais la grandeur abstraite[1]. Il n’y a pas dans la nature d’unités égales, et cependant l’arithmétique repose sur la conception de termes strictement égaux. Il n’y a pas dans la nature de cercles parfaits, de surfaces parfaitement planes, de lignes parfaitement droites, et cependant tout cela est supposé par la géométrie. Il n’y a pas, à plus forte raison, dans la nature des quantités infiniment petites ou infiniment grandes. Ce ne sont là que les jeux savans de l’abstraction, les raffinemens ingénieux du calcul. Je dirai plus, l’infiniment petit, de sa nature, exclut l’existence réelle.

Ce qui est réellement est déterminé dans son être, et Dieu lui-même est en un sens un être déterminé, puisqu’il est parfait. Or l’infiniment petit est une grandeur plus petite que toute grandeur déterminée. C’est donc une pure conception de l’esprit, une pure abstraction, qui n’a pas et ne peut avoir de réalité. C’est, par exemple, une surface sans épaisseur, une ligne sans longueur, un instant sans durée. Pures hypothèses, qui seraient absurdes si on les voulait réaliser ! Que dites-vous d’une partie du temps, supposée réelle, qui, comme élément du temps, doit avoir une durée, et qui, comme partie infiniment petite, n’a aucune durée, si petite qu’elle soit ? C’est une contradiction. Voit-on où cela pourrait conduire, si la thèse du père Gratry était fondée ? C’est que la métaphysique est comme la géométrie une science abstraite, qui se meut dans une région de purs concepts, qui les assemble ou les divise, sans que jamais elle puisse mettre le pied sur le terrain des réalités. Voilà Dieu, ses attributs, devenus comme l’étendue des géomètres, des notions

    zéro ou néant. Quelque grand que soit un espace, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui le soit davantage, et ainsi à l’infini, sans jamais arriver à rien qui ne puisse plus être augmenté. Et au contraire, quelque petit que soit un espace, on peut encore en considérer un moindre et toujours à l’infini, sans jamais arriver à un indivisible qui n’ait plus aucune étendue. Il en est de même du temps… c’est-à-dire, en un mot, que quelque mouvement, quelque nombre, quelque espace, quelque temps que ce soit, il y en a toujours un plus grand et un moindre, de sorte qu’ils se soutiennent tous entre le néant et l’infini, étant toujours infiniment éloignés de ces extrêmes. » (Pascal, Pensées, édition de M. Havet, p. 449 et suiv.)

  1. Cette remarque a déjà été faite par M. de Rémusat dans l’article cité plus haut. Voyez aussi sur ce point les réserves si finement indiquées dans le rapport du secrétaire perpétuel de l’Académie française (août 1854).