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fuir, avec lesquels il faut rompre tout pacte, et qu’il ne faut point saluer. Ce sont ceux qui font naître l’ivraie dans le champ de l’esprit humain. Ces esprits pervers doivent être traités en ennemis, et l’on doit travailler à les exterminer, comme le fit Cicéron à l’égard d’Épicure, qu’il se flatte d’avoir supprimé. Il faut des haines vigoureuses, et s’il se peut, triomphantes contre l’abominable secte des sophistes[1]. » Cela est violent et puéril. Pourquoi confondre ainsi les erreurs de l’esprit et les vices ou les crimes des hommes ? Pour être panthéiste ou même matérialiste, on n’est pas un méchant homme, de même qu’on peut être à la fois un catholique zélé et une personne très peu estimable. Spinoza n’était-il pas le plus doux des hommes ? n’avait-il pas de rares vertus ? Quelles personnes plus honnêtes que Locke, Condillac, Laromiguière, Tracy, Daunou, Cabanis ! Parlons sérieusement. Se tromper est le droit commun en philosophie. Personne n’échappe à cette loi. Il n’y a pas d’autorité infaillible, de tribunal philosophique rendant des arrêts. Qu’est-ce donc qui fait le sophiste ? C’est le défaut de sincérité. Or y a-t-il des hommes plus sincères que Spinoza, Locke, Kant, Hegel ? Qu’exigez-vous d’un philosophe ? qu’il ne se trompe pas ? c’est exorbitant ; qu’il se trompe de bonne foi ? à la bonne heure ; qu’il y ait de la portée et de la grandeur dans ses erreurs ? soit encore ; mais la portée et la grandeur du panthéisme sont immenses. Nul doute que l’Allemagne ne se soit trompée avec grandeur. Elle a la grandeur, elle a la bonne foi. Que lui demandez-vous de plus pour être respectueux avec elle ?

Vous vous portez l’adversaire et le vainqueur triomphant de la philosophie de Hegel ; mais c’est encore une de vos illusions. Comment mettez-vous l’hégélianisme en poudre ? En disant que Hegel a soutenu l’identité de l’être et du néant, du fini et de l’infini, et en général l’identité des contradictoires. Cela est exact, et j’accorde que ce système, fondé sur l’identité de oui et de non, est un délire de l’esprit germanique. Je reconnais que soutenir cette identité, c’est, en logique, se mettre hors la loi ; mais est-ce là réfuter Hegel ? Non ; pas plus que ce n’est réfuter assez le scepticisme que de le montrer en contradiction avec le sens commun et avec lui-même. Il resterait à faire voir comment et pourquoi Hegel a été conduit à soutenir l’identité des contradictoires. On n’a point la clé de cette énigme sans remonter au père de la philosophie allemande. Hegel ne se peut comprendre sans Schelling, Schelling sans Fichte, Fichte sans Kant. Il fallait donc reprendre les célèbres antinomies, et expliquer comment l’esprit humain rencontre en toute question métaphysique des thèses qui semblent contradictoires. Alors peut-être auriez-vous fait

  1. Tome Ier, p. 60.