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En sera-ce donc fait de l’indépendance de l’Europe, et verra-t-on les peuples slaves, comme les Germains du Ve siècle, s’implanter partout sur les ruines d’une civilisation croulante ? Non ; ce sera l’heure, au contraire, où ce vaste empire dont les accroissemens nous effraient commencera de se disloquer. Le même homme ne pourra pas régner sur la Baltique et dans le Bosphore, aux frontières de la Prusse et aux frontières de la Chine. Des nations nouvelles qui s’organisent déjà briseront cette impossible unité. Un peuple, je ne sais lequel, mais qui ne sera pas le Moscovite, un peuple slave, un peuple chrétien, formé peut-être de Grecs, d’Albanais, de Valaques, d’Ottomans convertis, de Moldaves, de Bosniens, prendra et fera prospérer l’héritage de la Turquie, si les décrets de la Providence, ont condamné la Turquie à périr. La Russie, qui prétend à la monarchie universelle, aura ainsi travaillé sans le vouloir à un équilibre plus solide des états européens ; ses desseins égoïstes seront déjoués par le génie de la civilisation, et la liberté occidentale n’aura plus de périls à redouter. Chimères ! dira-t-on, illusions d’une philosophie de l’histoire trop confiante ! consolations dangereuses qui peuvent, si elles s’accréditent, inspirer des doutes sur la nécessité de la lutte ! J’y vois plutôt un motif de persévérance et d’ardeur : plus nous ajournerons le triomphe momentané de la Russie, plus les peuples qui se forment dans son sein auront le temps de terminer leur œuvre. Il n’a pas fallu plus d’un demi-siècle aux tribus sibériennes pour subir des transformations fécondes et conquérir déjà un caractère distinct. Ce même travail se poursuivra partout. Les lois de l’histoire, qui nous font pressentir l’irrésistible développement des nations slaves, nous permettent aussi d’affirmer l’inévitable démembrement de l’empire de Pierre le Grand, car la civilisation occidentale a encore de grandes choses à réaliser dans le monde, et l’heure de sa mort ne sonnera pas de si tôt. Vainqueurs des Russes en Crimée, nous aurons accompli notre tâche, et le jour où la Russie se disloquant elle-même aura contribué à la formation d’une nouvelle Europe orientale, on verra se vérifier avec une étonnante précision ces paroles de Bossuet : « Tous ceux qui gouvernent se sentent assujettis à une force majeure. Ils font plus ou moins qu’ils ne pensent, et leurs conseils n’ont jamais manqué d’avoir des effets imprévus… En un mot, il n’y a pas de puissance humaine qui ne serve malgré elle a d’autres desseins que les siens. Dieu seul sait tout réduire à sa volonté. C’est pourquoi tout est surprenant, à ne regarder que les causes particulières, et néanmoins tout s’avance avec une suite réglée. »


SAINT-RENE TAILLANDIER.