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Les sanglots l’étouffaient. Elle s’assit sur une marche de l’escalier, attérée, frappée de stupeur, la tête dans son tablier. Elle resta dans cette attitude de désespoir toute la nuit, sans toucher au souper que M. Cazalis avait eu soin de lui envoyer. La Zounet était vaincue, bien vaincue. Le lendemain elle reprit modestement son service, sans bruit, sans plaintes, avec une soumission pleine de tristesse.

Tistet mangeait à, la table du lieutenant, elle le servit sans murmurer. Les jours suivans, elle fut témoin de choses impossibles, et sans protester elle vit Tistet successivement élevé aux fonctions de sommelier, de régisseur, de majordome, de secrétaire, de trésorier. À tous ces titres le sergent ajoutait invariablement l’épithète de général. Il prenait au sérieux toutes ces dignités, et il en était fort infatué. Cascayot lui fut donné pour aide de camp, et Benoni, le septième fils du fermier, fut costumé en groom. C’étaient tous les jours nouveaux décrets. Le lieutenant renouvela toute sa garde-robe, et toutes les vieilleries furent transformées en livrées. La tailleuse Rosine fut installée à la Pioline pour la confection de tous ces uniformes. Bientôt le nombre des maçons fut doublé ; puis, quand toute la maison fut recrépie et blanchie à neuf, au dehors comme au dedans, M. Cazalis mit ses ouvriers aux murailles des enclos ainsi qu’à la ferme. Enfin il fit construire un belvédère. Les maçons ne quittaient plus la Pioline ; les serruriers, les menuisiers et les peintres leur tenaient compagnie dans les bois, les bûcherons abattaient des arbres et des taillis, traçaient des allées, ouvraient des perspectives d’après les dessins du lieutenant, et dans la plaine les ouvriers qu’on avait pris à gages faisaient des trous pour de grandes plantations. Le sergent Tistet surveillait et dirigeait tous ces travaux en qualité d’inspecteur général, et comme caissier il donnait des reçus au notaire Giniez, qui s’était empressé d’ouvrir un crédit au lieutenant Cazalis. Le sergent avait organisé une bureaucratie très compliquée, et, pour tenir ces écritures si multipliées, il s’était adjoint le saute-ruisseau de Me Giniez au titre de sous-secrétaire. À ses heures perdues, M. Lagardelle venait lui donner un coup de main et déjeunait avec lui.

Tant que le sergent eut des clous à planter par centaines dans la maison, des étiquettes à coller, la Zounet fut dédaignée, laissée en paix dans sa cuisine ; mais rien n’échappe à l’esprit envahisseur des gens méthodiques, et le sergent finit par s’attaquer au tohu-bohu de la cuisine. La Zounet était une ménagère très active et très soigneuse ; elle avait beaucoup d’ordre, à sa manière il est vrai, et cela ne ressemblait en rien au système d’arrangemens du sergent Tistet. L’ordre de Tistet était une conception philosophique, tyrannique et roide, une utopie tout d’une pièce, ramenant tout à son inflexible unité, ne tenant aucun compte des accidens, des caprices de