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— Mais un fruit, dit la Damiane en souriant. Vous me refusez ?

La tante craignit d’être impolie, et, l’appétit aidant, la friandise aussi, elle accepta la belle grappe ; elle y prit goût. La grappe égrenée, elle se laissa servir un morceau de galette, puis une seconde grappe, une troisième, et l’assiette y passa.

Marcel était allé au bois dans la matinée ; il arriva dans la rue au moment où Mlle Blandine traversait en courant la cour pour hâter le départ ; la tante l’aperçut, et pour l’éviter elle tourna brusquement de côté, laissa tomber son sac en arrière, puis revint sur ses pas pour le ramasser. Au lieu de profiter de son embarras, Marcel se tint à distance, et sans entrer dans la cour il remonta la rue jusqu’aux hangars ; il s’était éloigné par discrétion. La tante lui en sut un gré infini.

On était resté trois heures à Seyanne chez les Sendric. En revenant à la Pioline, tante Blandine se mit à réfléchir sur cette visite qui renversait tous ses plans. Sabine était toute rayonnante de bonheur ; la tante en fut très frappée. Mille sentimens contraires tourbillonnaient dans son esprit, et dans son besoin d’accuser quelqu’un, de s’échapper à elle-même, la tante se disait : — Cet Espérit ! cet Espérit ! dans quel piège nous a-t-il fait tomber !

Il n’en était rien. Il est certain qu’Espérit avait résisté très mollement aux fantaisies de l’ânesse ; mais sa demi-complicité s’arrêtait là, et vraiment c’était la Cadette qui avait tout fait.

Tante Blandine avait l’art d’altérer et de transformer ses impressions les plus vives ; son esprit seul étant en jeu dans cette sensibilité extrême que tout excitait, elle échappait à tout travail intérieur avec de merveilleux instincts d’étourderie, et de la sorte l’imagination payait toujours les dettes du cœur. Elle avait ainsi vécu sa vie entière, tout en dehors, et voilà que tout à coup elle recevait un choc. Quelque chose de sincère l’avait touchée ; avec mille artifices, cette capricieuse et raisonneuse personne s’attachait à détruire le sentiment vrai qui s’était éveillé en elle ; elle n’y réussissait plus qu’à demi et s’en irritait. Tous les jours, cette calme figure de la Damiane se présentait à ses yeux avec une sérénité provocante ; elle retrouvait quelque chose de cette douce gravité dans tous ceux qui s’attachaient à la Sendrique. En sortant de Seyanne, ils emportaient comme la bonne odeur d’une vertu cachée, elle-même se sentait pénétrée par une secrète influence ; mais, pour s’étendre et vivre, ce bon germe demandait à être délivré de toutes les choses parasites qui lui dévoraient le plus pur de sa substance, et toute cette vieille nature, qui ne voulait pas mourir, se défendait obstinément, désespérément, avec une ténacité vivace.

Jamais la tante n’avait été plus agitée, et les contradictions lui faisant défaut, elle s’agitait dans le vide, elle se consumait sur