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prix ; dans vingt ans, comment vivrez-vous ? Je n’ai pas vu votre verger, mais je suis sûr qu’il n’est plus tenu comme autrefois. Depuis que je ne puis plus surveiller toutes ces terres, les choses doivent aller bien mal ; si l’on continue à faire de la garance si près des arbres, tous les mûriers seront perdus. Nous n’avons pas toujours été aussi misérables : avant la révolution, notre lessive était la plus forte du pays. Sendriquet, mène-moi jusqu’à mon lit.

Marcel roula doucement le fauteuil de la fenêtre à l’alcôve. — Fermez les rideaux, dit la tante ; tournez la tête, écartez-vous.

Pendant que la Sendrique et son fils s’éloignaient, la tante Laurence souleva son matelas et fouilla la paillasse.

— Arrivez, dit-elle. Damiane, prends ces bas et ramène-moi à la fenêtre. Plus vite, plus vite, je ne crains pas les secousses. Bien, mon enfant ; maintenant délie les cordons, ouvre ces bas et vide-les dans mon tablier. Voyons si le compte y est : tu sais qu’il y a six ans, des ouvriers qui n’étaient pas du pays ont volé chez le notaire.

Ces vieux bas contenaient une centaine de francs en menue monnaie ; quelques pièces d’argent brillaient çà et là au milieu des sous rouillés et verdis.

— C’est bien le compte, dit la tante Laurence ; j’ai bien fait de les retirer du jardin, il y a six ans. Ceux qui ont volé chez le notaire sont peut-être revenus la nuit ; en rôdant, ils auraient pu découvrir mon trou, près de la fontaine, et tout emporter quand bien même je les aurais vus de ma fenêtre ; je ne puis plus sortir, et j’aurais beau crier, personne ne viendrait. Allons, prends, mon fils ; c’est tout pour toi ; cela te servira pour tes mécaniques. Oh ! la Damiane, vous faites bien de le laisser à ses livres ; il n’est pas si facile de se refaire fournier. Avec tout son courage, il n’aurait jamais valu ses grands-pères. Mais qui donc tiendra le four ?

Au moment où l’on y pensait le moins, il venait de rentrer dans la maison quelques créances perdues : ce n’était pas une fortune, et en épousant Marcel, Sabine épousait la pauvreté ; mais c’était suffisant pour que Marcel pût reprendre pendant quelques années ses études, et la Damiane s’était arrangée pour mener la boulangerie avec un Sendric de Cayranne. De la sorte, le four ne sortait pas de la famille. Il fallut de longues explications pour faire comprendre tous ces changemens à la tante Laurence.

Alors Marcel tira les rideaux pour qu’elle pût refermer la paillasse.

— C’est inutile, dit-elle ; cette fois-ci la paillasse est vide, et je n’ai plus à me cacher des voleurs.

Et toute à la joie de se dépouiller, elle détacha son tour de chaînes qu’elle passa au cou de Sabine. — Oh ! jour du ciel ! qu’elle est belle ! disait la tante en levant les mains. Tournez-vous donc, mignonne,