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gouvernait. En une seconde, il enlevait des obstacles qui l’avaient arrêté des années entières ; il se dégageait de toutes ces puérilités laborieuses, ingénieuses, qui l’avaient enlacé si souvent. Cet Espérit des almanachs, cet Espérit de la lune, cet Espérit des cigales devenait un homme ; il entrait en pleine maturité, il était en possession de lui-même ; sa vraie nature se dégageait, il trouvait sa voie. Quinze ans d’obstination, de patience, d’essais, de tâtonnement, d’efforts, portaient enfin leurs fruits ; toutes les forces latentes, si longtemps contenues, faisaient explosion ; l’artiste était né.

Les heures s’écoulaient, et ses bras ne se lassaient pas. Il allait, allait toujours sans fatigues, sans obstacles, devant lui, avec une inspiration soutenue, franche et libre. Lorsqu’il s’arrêta à l’approche de la nuit, le groupe qu’il avait conçu était façonné dans l’ensemble, arrêté vivement. Ces trois personnages, à tiers de nature, étaient posés avec hardiesse et vivaient réellement dans l’ébauche. Avec ses lignes rugueuses, ce premier jet était d’une grande élégance, et le jour crépusculaire qui le baignait de ses demi-teintes en adoucissait de plus en plus l’aspect fruste et rude ; Espérit l’admirait avec une surprise naïve, doutant encore que ce fût l’œuvre de ses mains. À la nuit tombante, il alluma sa lanterne et se remit à l’œuvre ; il ne prit quelque repos qu’au milieu de la nuit. Il se coucha au pied de son groupe ; à l’aube, il était de nouveau à l’ouvrage. Pendant trois jours, il travailla avec ce grand courage. Il avait perdu cette fraîcheur d’inspiration de la première heure, et souvent de grandes difficultés se dressaient devant lui ; mais il les enlevait de haute lutte, d’un effort héroïque, et de ces inquiétudes, de cette ferveur, de ces nobles angoisses sortit une œuvre aimable et pure, d’un sentiment très doux, ingénu, d’une originalité vive, libre et pleine de force dans sa grâce rustique.

La tante Laurence s’était fort avancée en promettant de danser à la noce. Si la tête était saine, la langue toujours libre et déliée, depuis longtemps et pour toujours les pauvres jambes étaient bien mortes. Cependant, comme le temps était très doux, on put la porter à la Pioline, dans son grand fauteuil à roulettes, bien empaquetée de coussins et de manteaux. Depuis six mois, elle n’était pas sortie ; elle voulut rester jusqu’à la nuit sur la terrasse pour assister au défilé des gens de la noce qui revenaient du village, musique en tête. Cayolis menait la farandole avec Perdigal, et jamais on ne vit si brillans vireurs de drapeau ; ce fut une belle fête dont on parle encore dans le pays ; on y vint de Seyanne comme de Lamanosc, des Baux, de San-Bouzielli, des Abeilles, de Sainte-Colombe, et même de Saint-Léger, pays de la Zounet. Il y avait là tous les voisins : ceux de la Bernarde, des Gargorys, de Christol, de la Pierravonne, tous braves gens. On fit