Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1115

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Amérique, où les hardis Espagnols s’enfoncent pour quelque périlleuse jornada, poursuivant, aidés de leurs dogues, les sauvages enfans de cette terre et les chassant de leurs verts abris. Voilà l’impitoyable Cortez, le cruel Pizarre, le hargneux Almagro, conduisant au pillage, du Mexique au Chili, leurs bandes d’aventuriers à la conscience sans scrupule et aux ardentes aspirations, que trouble le fantôme de l’or. Plaines sans fin, sol brillant, forêts périlleuses, temples détruits, palais pillés, vastes carnages, sacrifices humains, moines mêlés aux guerriers, vieilles dynasties et royaumes sauvages qui s’écroulent, quel est le poète dont la surprenante imagination a couru ce tableau ! La scène change, et Michel-Ange, dans un paisible atelier, taille les figures du tombeau de Jules II, ou bien Charles-Quint ramasse le pinceau de Titien. Entendez-vous les cris des Morisques dans l’Alpujarra, les interrogatoires du saint-office dans les demeures des Juifs, les sentences prononcées par le duc d’Albe ? Cependant, au fond d’un cloître de l’Espagne, l’âme ardente de Thérèse d’Avila exhale ses désirs de mystique perfection, et un héroïque mendiant écrit le livre le plus gai et le plus triste qui ait été jamais écrit. Les petites cours italiennes où l’Arioste compose ses chants, et qui causent le malheur du Tasse, sont des prodiges d’élégance, de raffinement, de goût et d’intelligence, et en même temps à Munster une cour sauvage s’établit où le cannibalisme apocalyptique règne et domine. Pendant que les seigneurs italiens se débarrassent élégamment de leurs ennemis par le poison ou la main stipendiée d’un bravo, le roi des anabaptistes mène le chœur des danses sanglantes autour des cadavres encore chauds de ses maîtresses et de ses partisans. Quelle scène nocturne que regorgement de la Saint-Barthélémy ! Ceux qui aiment les émotions violentes ne peuvent rien désirer de mieux. Le tocsin de Saint-Germain-l’Auxerrois, les cyniques bons mots de Besme, Charles IX sur le balcon, l’aubépine du cimetière des Innocens, la circulaire du lendemain du massacre, tout cela porte un caractère exceptionnel, et peut exprimer la perfection de l’atroce, car c’est un des plus singuliers privilèges du XVIe siècle que d’exprimer plus complètement qu’aucun autre siècle le bien et le mal, la vertu et le crime, et même les simples accidens naturels. C’est ainsi que ceux même qui peuvent se rappeler Trafalgar, ou qui ont un goût particulier pour les scènes maritimes, avoueront sans peine que le désastre de l’Armada est l’idéal du genre. Rien n’égale la force, la couleur et le relief avec lesquels se sont produits dans ce siècle les caractères humains, les actions et les œuvres humaines, et même les simples accidens de la vie.

La force et la couleur, tels sont les premiers caractères du XVIe siècle, les plus sensibles, ceux qui frappent immédiatement l’œil du