Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1269

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le corps svelte, un peu trop étroit des épaules peut-être, — c’est son seul défaut. Par là elle ressemble à un grand ange de bénitier que ma mère (qui était d’une nature fort poétique, la pauvre femme : je lui dois mon nom de René) avait au fond de son alcôve ; mais, ce qui m’a surtout frappé, c’est la manière dont elle mène son cheval. Elle montait ce bai marron que tu connais, qui a des réactions à vous envoyer dans la lune, et on eût dit qu’elle était collée à sa selle ; je l’ai vue sauter un fossé comme l’auraient fait peu de gentlemen. J’ai pu la contempler fort à mon aise, car son père m’a appelé ; il s’est plaint de ce qu’il ne t’avait pas vu hier, et m’a chargé, soit dit en passant, de t’engager à aller ce soir chez lui. Il paraît toujours fort attristé, le brave homme ; il a vieilli de vingt ans depuis dix jours. Pendant que je lui parlais, je regardais l’amazone, à qui, bien entendu, il n’avait pas oublié de me présenter, et (pense de moi ce que tu voudras) je la soumettais à mon examen ordinaire, car tu connais ma vieille prétention ; quand je vois une femme, en un seul regard je lis quelles chances j’aurais auprès d’elle. « Réussirais-je ou ne réussirais-je pas ? » Telle est la question que je me pose et à laquelle je réponds avec une sévérité consciencieuse comme un juré à « est-il ou n’est-il pas coupable ? » Eh bien ! mon cher, je ne réussirais pas. Elle est à coup sûr d’une sentimentalité trop solide pour m’apprécier ; elle verrait tout de suite que je suis un faux René, si je voulais faire du Chateaubriand avec elle. Toi au contraire, tu la captiveras, j’en suis certain, car tu es toi-même la dupe du phœbus que tu parles. Voilà, parbleu ! qui te convient ; je vous bénis d’avance. Tu vas mener une vie charmante : l’amour, le danger, tout le train des hussards d’autrefois ! Tu as toujours été heureux.

Ici Régis interrompit son ami.

— En vérité, lui dit-il, je ne connais rien que tu ne profanes ! Voilà une pauvre femme qui devrait forcer le diable à s’attendrir sur sa vertu ; elle vient consoler ici le père d’un homme qu’elle avait aimé assez pour le suivre jusqu’à Malte, et qui est à peine enterré depuis un mois dans un coin de la Turquie. Frappée elle-même par une douleur de veuve, elle s’est décidée à subir, à partager une douleur paternelle, et tu veux qu’entre ces tristesses elle trouve place pour une galanterie ! Certainement j’ai une conscience qui à maint endroit n’est pas d’une grande délicatesse. Eh bien ! je me reprocherais en pareil cas toute idée d’entreprise amoureuse comme une sottise et une impiété.

— Allons, reprit Kerven, voilà de l’éloquence, et tu me confirmes dans l’idée que tu lui plairas ; car tu es de bonne foi en ce moment, c’est ce que j’admire. Tu lui diras, avec ce ton pénétré, que tu