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Mais le ton de tristesse infinie dont ces paroles étaient prononcées contrastait avec le sens qu’elles avaient réellement. Fœdieski était tellement ému qu’il la regarda pour toute réponse. Ils se mirent à marcher l’un près de l’autre. Une conversation nécessairement gênée par la présence d’un tiers, quand elle n’eût pas été oppressée par tant de causes puissantes et variées, s’établit entre eux ; mais pendant que forcément leurs paroles les trahissaient, leurs âmes, tout entières derrière leurs yeux comme des prisonniers derrière des grilles, se faisaient des signes passionnés.

Tout en marchant, ils arrivèrent à un endroit où quelques riflemen leur crièrent de s’arrêter.

— Il y a danger, leur dit leur compagnon, à s’avancer de ce côté ; je vous en supplie, chère lady, songez que je réponds de vous.

Arabelle s’arrêta un instant en effet, et cette fois regarda Fœdieski d’une manière tout à fait étrange ; puis, comme emportée par un mouvement de curiosité impétueuse, elle pressa son cheval, qui partit au galop. Les deux cavaliers la suivirent malgré les cris des riflemen, qui leur enjoignaient de tourner bride. Quelques balles sifflèrent autour d’eux, et tout à coup lady Jessing s’affaissa sur son cheval. Le plomb d’une carabine finlandaise avait pénétré au-dessous de son épaule ; elle était inondée de sang. Fœdieski et le général anglais se précipitèrent de leurs chevaux et la prirent dans leurs bras. Aidés par quelques soldats, ils purent la porter jusqu’à une tente, où on l’étendit sur un lit de cantine. Là ses yeux, qui s’étaient fermés, se rouvrirent et aperçurent Régis penché sur elle.

— J’avais juré de vous quitter, lui dit-elle à voix basse : j’ai voulu tenir ma promesse.

Eh bien ! voilà comme Dieu mène souvent les choses ! Elle n’est pas morte ; on l’a sauvée, et, quinze jours après la bataille d’Inkerman, elle a pu s’embarquer pour l’Angleterre. Qu’y pense-t-elle aujourd’hui de cette aventure, de ce vrai rêve ? Est-elle encore sous l’empire de cette puissante excitation, due à tant de motifs, qui en quelques jours fit — de la plus chaste et de la plus réservée des femmes — l’héroïne du roman le plus ardent ? Ou bien, soustraite à toutes les influences de l’isolement, du péril, d’une vie insolite, d’une nature inconnue, en est-elle à philosopher elle-même sur ce qu’elle a éprouvé ? Je l’ignore. Quant à Régis, il croit qu’il n’oubliera pas un amour qui n’a ressemblé et ne ressemblera jamais à nul autre de ses amours. Il a sérieusement rudoyé Kerven, qui une fois a essayé de lui dire : — Tu dois te trouver heureux après tout d’être le premier homme pour qui une femme, et une femme qui va devenir une des plus à la mode de l’Angleterre, a résolu de se faire tuer.


PAUL DE MOLENES.