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Nous avons exposé les côtés les plus curieux du livre, ceux qui jetaient quelque lumière sur l’état des esprits et des mœurs du nord de l’Angleterre. Nous n’avons pas à répéter ici ce que nous avons dit ailleurs de la grandeur, de l’importance de l’industrie, des dangers qu’elle fait courir au monde, et cependant ces considérations seraient la conclusion naturelle de ces pages; mais il est une idée que nous avons émise déjà, et que nous répéterons volontiers ici, pane que nous la retrouvons exprimée çà et là dans le livre de mistress Gaskell. L’industrie aurait moins de danger, disions-nous, si ses chefs considéraient le travail, et non pas la richesse, comme le but de leur vie, parce qu’alors l’industrie aurait un but général, social, au lieu d’avoir un but égoïste et individuel. Du jour où cette idée serait admise et serait devenue un credo, la plupart des dangers dont elle nous menace n’existeraient plus. C’est aussi pour cela que je crois l’Angleterre industrielle moins menacée par les redoutables problèmes nés de l’industrie que les autres états du continent, et c’est pour cela qu’elle a échappé aux agitations du socialisme. Chez ce peuple, le travail a toujours été considéré comme la première des vertus; il n’est pas une tâche, une dure obligation, une nécessité : il est un instinct. Il n’est pas, comme on l’a dit un jour à la tribune française très imprudemment et très faussement, un châtiment; il est une bénédiction et l’explication même de l’apparition de l’homme sur la terre. C’est pour agir que l’homme est né. Cette doctrine protestante et saxonne produit des résultats tout contraires à la doctrine opposée. En poussant l’homme à la conquête des choses matérielles, elle l’a rendu moins sensible pour ainsi dire à la jouissance de ces biens, tandis que les peuples qui ont toujours montré de l’indifférence pour la conquête des choses matérielles se sont en revanche toujours montrés très ardens au plaisir et à la satisfaction sensuelle. C’est que le travail anoblit tout ce qu’il touche lorsqu’on le considère non comme un moyen, mais comme un principe et un but, comme l’alpha et l’oméga de la vie humaine. Le brave Thornton ne considère pas la richesse comme son but, et il se révolte lorsqu’on exprime devant lui cette pensée, comme si on lui adressait directement une injure. Il y a dans ce credo particulier, dans cette foi au travail, la solution de tous les embarras que l’industrie pourra faire naître, car, nous le répétons, le travail n’est pas seulement une vertu individuelle : c’est une idée éminemment sociale, capable de réunir les hommes par des liens moraux et hiérarchiques; c’est une idée qui, à la longue, ronge tout égoïsme, brise les intérêts individuels, si forts qu’ils soient, et les réduit à n’être plus qu’un anneau de la grande chaîne qui enveloppe la société et fait dépendre l’homme de l’homme.


EMILE MONTEGUT.