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Marius Tirait fumait silencieusement sa pipe, sans prêter l’oreille aux réflexions des badauds. Espérit, qui depuis huit jours rôdait autour de lui, s’approcha et salua poliment, la barrette à la main.

— À l’amitié, monsieur Marius, je vous trouve bonne mine ; toujours le même, et gaillard, gaillard comme une épée ! Nous en fumons une ? C’est fort bien. Chacun sa fantaisie : moi, j’aime mieux une goutte d’eau de coing pour tuer le ver dans la matinée ; chacun ses idées. Les uns aiment le vin rouge, d’autres le blanc, d’autres le muscat. Figurez-vous que ma tante de Méthamis n’a jamais goûté viande de sa vie ; à son âge, elle donnerait toutes vos boucheries pour un oignon doux. Est-il vrai, notre maire, que les Turcs fument des pois de senteur ? Pour les marchés et les dimanches, il pourra bien m’arriver d’allumer un bout de cigare, je ne dis pas non ; les jours ouvriers, je n’y ai pas goût. Ceci peut vous étonner, puisque c’est le parrain de ma mère qui a fumé le premier à Lamanosc, en revenant de la marine, quand nous étions terre du pape. Il était le seul à fumer dans la commune : aussi l’appelait-on Pipette. Jugez un peu comme tout a changé depuis que nous sommes à la France ; mais tout ce que je dis là n’appointerait pas un fuseau, ainsi que disent les vieilles, d’autant plus que j’ai à vous parler d’une grande affaire qui fera bien honneur à Lamanosc. Vous savez que, l’année dernière, j’ai été à Montalric pour leur fête ; alors je me suis dit : Espérit, tu vois là une belle vote[1] ! Ah ! si notre maire voulait, ce serait encore plus beau à Lamanosc pour notre Saint-Antonin !

— Voyons ! que veux-tu ? dit brusquement le maire, voilà une heure que tu me cires la guêtre. Je te vois venir, tu viens pour m’offrir ta feuille de mûrier ; je te l’achète, tu sais mon prix ; si ça te va, j’envoie ce soir les sacs à ta tuilerie.

— Je ne vends pas ma feuille, dit Espérit, puisque je fais couver ; vous le savez bien, vous qui m’avez fait compliment pour ma graine.

— Alors combien ta graine ?

— Je vous répète qu’il ne s’agit ni de moi, ni de ma feuille, ni de ma graine, mais de la commune : est-ce clair ? Ne tenons-nous pas aujourd’hui le 7 mars ?

— Oui, le 7 mars 184… Eh bien ! après ?

— Le 7 mars, fort bien. Qui de 31 ôte 7, nous restons à 24 ; 24 et 14 sont 38, c’est-à-dire un mois, huit jours, plus cinq mois entre mars et septembre : cela fait juste six mois huit jours, d’ici à la Saint-Antonin, qui tombe le 14 septembre. Nous avons donc devant nous six mois huit jours, pour tout préparer. Savez-vous que nous pourrons faire des merveilles ? Ce sera un beau travail… Mais

  1. Vote, fête votine d’un village dans le Comtat.