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qui le peint tout entier. Cotait en 1827, fin octobre, au temps des grives, mais l’amiral donnait la préférence aux ortolans ; moi j’inclinerais peut-être pour les becfigues.

— Et moi je tiens pour les ortolans, s’écria le notaire Giniez, je ne vous ferai pas une concession, seulement il faut savoir les engraisser ; ce gibier demande de grands soins, n’oubliez jamais de leur crever les yeux quand vous les mettez en cage ; je viens de faire des dispositions très ingénieuses dans ma volière. Ces jolies petites bêtes sont logées comme des princesses : des treillis dorés, des mangeoires de marbre, une pendule pour régler les heures des repas, un thermomètre, un ventilateur. Il faut de grands soins, c’est si délicat. Monsieur Lucien, je me ferai un plaisir de vous expliquer tout mon système, si vous m’accordez l’honneur de votre visite. J’ai obtenu des résultats fabuleux.

— Mon ami Giniez, je vous crois, dit le contrôleur, votre procédé est infaillible. Oh ! les ortolans ont leur mérite, qui oserait le nier ? Nous sommes bien près de nous entendre, mon ami ; je n’ai jamais eu l’idée folle de les déprécier, j’indiquais seulement une préférence très légère pour les bec-figues, voilà tout, et j’admets…..

Une décharge de mousqueterie interrompit la narration du contrôleur ; les invités de la Pioline se levèrent en grand émoi, les paons poussèrent des cris de détresse, et les colombes s’échappèrent de tous côtés sur les toits. Les volées de coups de fusil se succédaient vivement, et la terrasse fut bientôt envahie par une troupe de paysans qui venaient faire fête à Lucien : c’étaient les tragédiens, les amis de famille, les camarades d’école, tous ceux qu’Espérit avait pu ramasser dans la vallée, à leur retour de la chasse.

— Cadet ! Cadet ! Tchois, Tchitchois ! — De tous côtés on n’entendait que ces cris. Lucien était entouré, poussé, enlevé ; on l’embrassait, on lui serrait les mains et les épaules, on lui tirait des coups de fusil dans les oreilles.

— Bon Dieu ! dit Perdigal en lui tournant la tête, comme tu es maigre ! Il parait que le pain est cher là-bas !

— C’est que les airs ne sont pas aussi bons qu’à Lamanosc, dit Espérit.

— Comme tu es maigre ! dit Cayolis. Ah ! les gueux ! comme ils t’ont fait pâtir dans leurs collèges. Regarde-moi, il fait meilleur sur le tour de France.

— Ah ! mon pauvre Tchitchois, reprit Perdigal, tu fais pitié. Ah ! tu n’es pas beau. Tu t’es fait bien laid par là-bas ; tu ressembles à Espérit.

Perdigal flattait beaucoup le terrailler. Espérit, avec son grand nez recourbé, ses grands bras, ses longues mains, ses jambes