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n’aiment point la terre : il leur faut l’espace, la libre immensité des mers, le flot indompté, le ciel bleu le jour, étoile la nuit, l’acre brise du nord, la conscience de l’homme debout sur ses actes comme le mât du vaisseau sur les mouvemens de l’Océan. Soldats du travail, ils aiment à braver volontairement le feu de l’éclair, le hennissement des flots qui courent sans mors et la bouche écumante autour de la quille du navire. À terre, ils ont le mal du pays. Etrangers aux conventions sociales, ils ne veulent être ni réglés ni protégés. Ce sentiment d’indépendance est visible sur leur physionomie. Les matelots et les pêcheurs se distinguent des autres hommes par la manière dont ils portent la tête haute en marchant. C’est pour eux, on le dirait du moins, qu’a été fait le vers d’Ovide :

Os homini sublime dedit….

Cet amour de la liberté déteint jusque sur leurs croyances religieuses. Les pêcheurs de la côte, ainsi que nous l’avons vu, sont tous ou presque tous réformés ; ils ne reconnaissent que deux livres qui aient le droit de leur parler de Dieu, la Bible et la mer. Il semble que l’Océan exerce sur eux une action morale et sanctifiante. L’ivrognerie est rare parmi les pêcheurs de Scheveningen ; mais ceux-là même qui boivent du genièvre à terre avec excès s’abstiennent de toute intempérance quand ils naviguent. À bord du vaisseau, les jurons sont inconnus. La vie de la mer exalte chez ces hommes simples et ignorons le sentiment religieux. Quand un flibot part, chaque pêcheur emporte ordinairement sa Bible. On ne prend jamais de repas sans prière, et le repas finit également par une action de grâces. Le dimanche, si les hommes sont en mer, ils s’abstiennent de pêcher ; s’ils sont à terre, on entend dès le matin dans leurs petites maisons le chant des psaumes. Le sentiment religieux s’exprime en mille circonstances ; mais les autres affections de l’âme, telles que l’amitié fraternelle et l’amour conjugal, se montrent peu. Les hommes et les femmes se sont connus dès l’enfance, et peut-être l’habitude déflore-t-elle la tendresse de leurs relations domestiques ; mais cette indifférence n’a-t-elle point aussi une autre cause ? Le cœur de ces hommes est engagé ailleurs : ils aiment la mer. Voilà leur fiancée à eux, leur maîtresse. Elle est inconstante, capricieuse, terrible ; mais elle leur plaît ainsi. Il faut voir les pêcheurs de Scheveningen quand par les gros temps ils se promènent désœuvrés sur la plage ; le regard qu’ils adressent à la mer exprime une sorte de passion furtive. C’est le regard de l’amant à la femme irritée. Cette affection-là chez eux ne vieillit pas. On rencontre sur le sable d’anciens pêcheurs que l’âgé retient à la rive, mais qui ne se lassent point de contempler la masse tumultueuse des eaux, les voiles errantes sur l’abîme et le troupeau des nuages conduits par le vent. Ces patriarches de la mer