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renard et dix gendarmes. Les derniers que j’ai envoyés par là y sont restés six heures sans se reconnaître, et encore c’était en plein jour. Père Marins, je te donne jusqu’à demain pour t’y retrouver, à moins qu’il ne te pousse des ailes. Père Tirart, tu auras le plaisir de compter les étoile- !

Pendant que le poète Perdigal retournait à Lamanosc en compagnie de ces joyeuses pensées, le maire Tirart gravissait la montagne et s’éloignait de plus en plus d’Espérit et de Marcel, qui suivaient sur la gauche un chemin tournant, entre les taillis et la ravine.

A la sortie du Lois, Espérit dit à Marcel : — Notre coupe est marquée pour aujourd’hui ; les mules sont fatiguées du premier voyage ; pendant qu’elles se reposent dans les herbes, nous avons le temps de monter jusqu’aux glacières. Nous allons voir si tu reconnaîtras les chemins. Depuis que tu es parti pour les écoles, il y a eu de forts ravages dans notre Ventoux. A la descente, nous prendrons des plants de framboisier pour Mlle Blandine : je sais un fourré d’épines où sont les plus beaux : jamais bêtes ni gens n’y ont passé.

Espérit connaissait tous les coins et recoins de sa montagne ; avant d’entrer dans la terraille, il avait été berger chez les Cazalis, et toutes les années, au printemps, il revenait encore explorer ces combes pour y chercher des plantes rares qu’il acclimatait dans les jardinets de son château des Sauras. Les yeux fermés, il aurait retrouvé les traverses et les passages écartés, il les indiquait avec orgueil à son camarade, et de préférence il choisissait les plus difficiles. Pour Espérit, c’était une fête de ramener ainsi l’ami Marcel au fond de ces gorges qu’ils avaient parcourues si souvent ensemble au temps de leurs premières chasses, ou lorsqu’ils venaient garder les troupeaux de la Pioline. A chaque pas, il l’interrogeait pour lui raconter avec mille détails ces grands événemens de l’enfance : les faits, les dates, les moindres circonstances s’étaient gravés dans sa mémoire ; pas un coup de fusil dont il n’eût souvenir, pas un sentier, pas un trou de roche qui n’eût son histoire.

Marcel, joyeux comme un échappé des villes, courait dans le vent, tête et poitrine nues ; cet air pur l’enivrait, il arrachait à poignées les herbes de montagne, et la senteur sauvage lui montait au cœur comme l’odeur même du terroir et je ne sais quoi de plus intime encore. Sous ces acres parfums, il retrouvait par mille analogies secrètes comme l’accent des choses de Provence, toute la nature, le génie même du pays dans sa grâce et dans son âpreté.

Au-dessus de la zone des hêtres, les végétations s’appauvrissent, les thyms et les lavandes poussent seuls çà et là dans les fissures : quelques pas encore, et la terre a disparu ; en face, les dernières crêtes se dressent à pic, entr’ouvertes à la base, hérissées de