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vif et mobile ? Il l’ignorait encore, et c’était la première fois de sa vie qu’il songeait à se poser cette question.

L’oncle Marins avait décidé que ce mariage aurait lieu, et le neveu s’était laissé faire sans déplaisir. Cette alliance avec les Cazalis flattait extrêmement la vanité du maire de Lamanosc : Lucien n’y trouvait rien à redire ; mais, avant de donner son consentement, il s’était fait prier suffisamment, afin de Lien poser ses conditions. Ses projets, comme on voit, n’avaient rien de très romanesque. Ce mariage, c’était pour lui l’indépendance et la richesse, la vie libre. Par cette issue, il sortait de tutelle ; il n’était plus à la merci de l’oncle Tirart, il brisait sa chaîne. Il se trouvait en outre que la mariée était bien née, honnête, gracieuse ; elle paraissait réfléchie, adroite et soumise ; Lucien n’en demandait pas davantage, et depuis trois mois il vivait auprès d’elle dans la plus parfaite indifférence. Du reste à peine la connaissait-il. Le dimanche, en revenant de Lamanosc, ils chevauchaient de compagnie et sautaient bravement les haies et les fossés ; mais dès que Sabine avait mis pied à terre, il n’avait plus occasion de la voir seule, et si par hasard il se rencontrait en tête-à-tête avec cette silencieuse et discrète personne, il ne trouvait rien à lui dire. Aussi préférait-il de beaucoup la société de Mlle Blandine, dont il aimait l’humeur querelleuse, et, lorsqu’il était de retour à la Pioline, il se laissait volontiers absorber par la tante ; or, quand la tante tenait les gens, elle les tenait bien.

Habitué à toutes sortes de succès et d’avances, gâté par la fortune, par la vie facile, Lucien avait tout à fait perdu le sens des choses intimes, et, comme un sauvage amoureux des couleurs bruyantes, il n’était plus frappé que par les dehors très brillans, l’effet, l’éclat, la mise en scène ; toute simplicité lui échappait. Sabine était très belle, mais d’une beauté calme, modeste et pour ainsi dire intérieure, qui ne se révélait pas tout d’abord. Jamais Lucien ne l’aurait admirée et comprise sans ces mouvemens de colère généreuse qui l’avaient passionnée lorsqu’on attaquait Marcel, et ce jour-là même il s’était complètement mépris sur la nature de cette exaltation ; il avait tout interprété à son propre avantage. La veille encore, au moment où Sabine tendait la main à Marcel, dans cette démarche si loyale, si spontanée, il n’avait vu qu’un jeu de coquetterie pour l’exciter à la jalousie ; il s’en était amusé. Voilà que tout à coup une jalousie vraie s’emparait de lui, — une jalousie vague, sans motifs appareils, vive, inquiète, obstinée. Sans se douter encore de cette grande sympathie que Sabine vouait à Marcel, il devinait déjà à quel point il l’avait blessée par ses moqueries sur les Sendric. Il en était honteux ; il était malheureux de tout le mal qu’il avait pu lui faire ; il aurait voulu le réparer à tout prix. Lucien n’en était plus à se faire illusion comme