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Francs-Maçons. Rien de plus curieux que ce mouvement occulte; de tous les symptômes qui attestaient la sourde inquiétude des esprits et l’espoir d’une catastrophe prochaine, il n’en est pas de plus étrange et de plus mal connu que celui-là. Lu écrivain qui saurait retrouver quelques vestiges de ce travail des imaginations rendrait un précieux service à l’histoire des idées; mais avec quelle finesse, avec quelle sagacité il faudrait toucher à ces délicates matières! comme il faudrait se défier des conjectures et prendre garde de fausser l’histoire en voulant l’éclairer ! M. Kühne ne s’est pas assez rendu compte des difficultés de sa tâche. Initié par ses études antérieures à maints secrets du XVIIIe siècle, il s’est arrogé le droit de deviner ce qu’il ne savait pas. Les conjectures du roman sont permises quand elles sont d’accord avec l’esprit d’une époque; l’auteur des Francs-Maçons a inventé avec une hardiesse maladroite des situations et des faits absolument contraires à l’histoire.

Le titre du roman de M. Kühne nous annonce que ce tableau des francs-maçons au XVIIIe siècle est tiré des archives secrètes d’une famille : die Freimaurer, eine Familiengeschichte aus dem vorigen Jahrhundert. Quelle est cette famille? Une noble famille italienne unie par une suite d’événemens romanesques à une maison princière de l’Allemagne protestante. Le nœud de la fable est d’une bizarrerie singulière. Suivez-moi attentivement, je vous prie, et veuillez ne pas perdre le fil de cet imbroglio, que j’ai eu grand’peine à démêler. Un prince souverain, le chef d’un de ces petits états qui ont disparu dans le remaniement de l’Allemagne par Napoléon, son altesse impériale le comte Justus-Erich de Hohen……-Schwarzenfels[1], a épousé dans sa jeunesse une princesse italienne dont il était éperdûment amoureux. Le prince Justus-Erich était un protestant dévoué; la cour de Rome, aidée par les négociateurs de la compagnie de Jésus, essaya en vain d’exploiter sa passion pour lui faire renier sa foi. Tout ce qu’on put obtenir, c’est que la religion catholique ne serait plus proscrite de sa principauté. On voulait mieux pourtant que cette simple tolérance; le contrat fut hardiment falsifié par le père Eusebio, provincial des jésuites, et le jour où le jeune prince croyait signer une convention qui accordait à ses états la liberté des cultes, il signait un titre qui pouvait faire passer ses droits princiers de la ligne protestante de sa maison à la ligne catholique. Il est vrai qu’un prince, si jeune qu’il soit, ne signe guère de tels contrats sans les examiner; l’auteur a beau dire qu’on avait pris soin de l’étourdir, de l’enivrer, et je ne sais quoi encore, cette scène de mélodrame

  1. Il y avait plusieurs principautés de Schwarzenfels ; le nom distinctif qui précède est indiqué par des points, l’auteur ne voulant pas donner une désignation trop précise.