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le Sonnenwirth sont des promesses sérieuses; puissent les deux jeunes écrivains ne pas ajouter deux noms de plus à la liste de tant de brillans débuts qui n’ont laissé que des regrets! Puissent-ils rester fidèles à l’amour de l’art, au culte du beau, à l’étude persévérante, au sentiment de la tradition nationale!

Ce vœu ne suffit pas encore; il est permis d’être exigeant avec l’Allemagne. Puisque ce savant pays a renoncé décidément aux viriles épreuves de l’action, qu’il se relève au moins par les œuvres de la pensée. Il a refusé de s’associer aux grandes choses qui s’accomplissent en Orient: on a le droit de lui demander une part plus considérable dans les conquêtes de l’intelligence. Je ne parle plus seulement, bien entendu, des modestes romanciers qui nous occupaient tout à l’heure : c’est le travail complet de la pensée allemande, c’est le travail germanique sous toutes ses formes qui devrait recevoir des circonstances actuelles une provocation féconde. L’Allemagne, j’en suis sûr, le comprend bien elle-même; notre sévérité ne l’étonne pas; tandis que ses gouvernemens la condamnent à une politique sans émotion et à des bénéfices sans péril, il est des cœurs qui souffrent, il est des âmes fières qui souhaitent une consolation et un refuge à l’esprit national humilié. Pourquoi cette consolation ne se trouverait-elle pas dans un nouvel essor de la vie intellectuelle et morale? Au commencement de ce siècle-ci, lorsque l’Europe, sous la main du premier consul, se renouvelait en de prodigieux événemens, lorsque la France voulait planter partout le drapeau de 89 et que la Prusse et l’Autriche, par leurs fluctuations, prolongeaient toujours la lutte, retardaient la transformation libérale du monde et attiraient sur elles-mêmes ces formidables châtimens qui s’appellent Iéna, Austerlitz, Wagram, il y avait du moins, au milieu de cette torpeur politique, un immense mouvement des esprits, il y avait les triomphes de la pensée et de l’imagination, il y avait toute une légion de philosophes et de poètes, Kant, Fichte, Schelling, Hegel, et le grand Goethe, et le généreux Schiller, et tant d’esprits éminens qui leur faisaient cortège ! C’est ainsi que l’Allemagne se dédommageait de son inertie politique et payait sa dette à la civilisation. Aujourd’hui, hélas! comment s’acquittera-t-elle? Quels trésors elle est tenue d’ajouter au patrimoine du genre humain, si elle veut racheter son indolente neutralité ! Que de génies elle doit au monde, que de philosophes et de savans, de poètes et d’artistes, en expiation de ce précieux sang que la France a répandu pour elle! Combien de Lessing, de Kant, de Goethe, de Schiller, de Herder, de Jean-Paul, en échange de tant de vaillans hommes tombés sur la brèche sanglante de Sébastopol !


SAINT-RENE TAILLANDIER.