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La lecture du premier volume des Mémoires de Réaumur pour servir à l’histoire des Insectes fut une seconde révélation, et plus décisive encore; mais le précieux tome, qu’il avait découvert un jour sur la table d’un professeur, que de rebuffades et d’efforts infructueux ayant de le tenir entre ses mains! — Que voulez-vous faire de ce livre? lui disait-on à la bibliothèque publique; lisez le Spectacle de la Nature. Les Mémoires de Réaumur sont trop savans pour vous; nous ne prêtons point de semblables livres à des jeunes gens. — Enfin le bibliothécaire se laissa attendrir, et Bonnet put à son aise passer les jours et les nuits sur ces récits de Réaumur, écrits sans grande élégance ni correction, un peu diffus, mais pleins de vérité et de naturel, qu’aujourd’hui encore on ne lit pas sans plaisir.

A cette époque, le père de Bonnet passait la plus grande partie de l’année dans sa campagne de Thonex, petit village de Savoie, à trois quarts de lieue au levant de Genève, et dont les environs présentaient les plus rians aspects, offrant de tous côtés d’agréables promenades. Chaque matin, le studieux Bonnet, qui avait alors dix-huit ans, se rendait à cheval à la ville, assistait aux leçons de l’académie et regagnait le soir sa retraite champêtre, impatient de retrouver ses fourmilières et ses chenilles, qu’il laissait dans sa chambre se livrer en liberté à leur industrie. Il vit bientôt des faits qui avaient échappé à Réaumur lui-même, parce qu’il n’observait que des captifs désorientés, et il se hasarda à lui envoyer ses observations. L’illustre naturaliste reconnut tout de suite dans le jeune observateur un disciple destiné à devenir son égal, et lui écrivit de Paris, en 1738, une noble lettre qui honore autant, ce nous semble, l’histoire des savans que l’histoire de la science. « Si vous ne m’eussiez pas appris, monsieur, que vous n’êtes encore qu’étudiant en philosophie, lui disait-il, je ne m’en serais pas douté. Vous me paraissez déjà un maître dans l’art d’observer les insectes. Puisque vous voulez bien vous dire mon élève, vous êtes un élève que je me ferai toujours gloire d’avouer. Il faut que vous ayez une raison bien supérieure à celle qu’on a coutume d’avoir à votre âge, pour préférer des plaisirs qui n’en peuvent être que pour l’esprit à tant d’espèces d’amusemens qu’on ne pourrait pas vous reprocher, quoiqu’ils ne soient pas de ceux qui peuvent augmenter nos connaissances. » On devine la joie du jeune observateur. « Je me sentis, dit-il, embrasé du désir de mériter les éloges dont M. de Réaumur me comblait, et rien ne me paraissait préférable aux plaisirs qui accompagnent l’étude de la nature et à la gloire réservée aux découvertes. Hélas! je ne prévoyais pas que j’achèterais un jour cette gloire au prix d’un des plus grands biens de la vie, et que j’aurais un jour à regretter d’avoir trop vu. »

Au printemps de 1740, Charles Bonnet entreprend de répéter une