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dans une bassine pleine d’eau bouillante. Là, à l’aide d’une petite agitation produite dans l’eau, les bouts se détachent et s’accrochent d’eux-mêmes aux brins d’un bouleau qui y est plongé. Quand ces bouts sont réunis au nombre de quatre à quinze, on les porte sur l’asple du tour, et la filature commence.

Il y a trente ans à peine, cette filature pouvait encore passer pour une annexe du travail agricole, un complément de l’éducation du ver et de la production du cocon. Lorsque les cocons avaient été détachés de la bruyère et qu’on les avait passés au four pour en étouffer les chrysalides, un atelier domestique s’en emparait : c’était ou un hangar ou une tente contiguë à la demeure de l’éleveur et pourvue du plus simple des outillages, — la bassine, un fourneau chauffé au charbon et une petite roue pour recevoir le brin de soie et le former en écheveau. Voilà ce qu’était le métier à filer ou le tour, pour employer le mot consacré. Le nombre des tours s’élevait en raison du nombre des cocons à dévider; chaque maison en avait un, deux, trois, jusqu’à cinq, rarement plus. Les femmes et les filles de l’éleveur suffisaient à la besogne; une première ouvrière, la fileuse, détachait le brin; une seconde ouvrière, la tourneuse, imprimait le mouvement à la roue. Ce travail de famille durait de un à trois mois suivant l’importance de la récolte; puis l’appareil chômait jusqu’à l’année suivante, et l’éleveur allait vendre son ballot de soie sur le marché le plus voisin, ou le dirigeait sur un atelier de moulinage. Tel était l’ancien procédé, et à peine y dérogeait-on dans quelques établissemens montés sur une plus grande échelle. C’était alors une réunion de dix à cinquante tours, conduits avec plus de soin, quoique par les mêmes procédés et produisant une soie plus fine. Ces ateliers formaient pour ainsi dire la transition entre l’agriculture et l’industrie. Ils n’appartenaient pas à des cultivateurs, mais à des filateurs, travaillaient la soie d’autrui, et restaient en activité pendant cinq mois, depuis le commencement de l’été jusqu’aux approches de l’hiver : ils tendaient à suppléer l’atelier champêtre, et procédaient dans cette voie par des empiétemens lents et successifs ; mais ce n’était là que le présage et le prélude d’une révolution plus complète.

Cette révolution arriva avec toutes celles que la vapeur allait apporter dans le monde manufacturier. La soie fut entraînée, comme la laine, comme le coton, comme toutes les matières textiles, dans le courant des découvertes nouvelles. La première application qui s’en fit eut pour objet l’eau de la bassine, que la vapeur chauffa d’une manière plus égale, moins coûteuse, et surtout moins préjudiciable au lustre de la soie. Plus tard, l’emploi des moteurs à feu vint suppléer les bras de l’homme, et là où ceux-ci furent encore employés, on