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malheur gagne dans l’autre camp les forces qu’on pouvait croire destinées à sauver au moins l’honneur des aigles russes. C’est ainsi qu’au moment même où l’on craignait le plus à Constantinople pour l’importante position de Kars, dont la chute aurait découvert Erzeroum et une grande partie de l’Asie-Mineure, on a appris que les Russes venaient d’y essuyer un des revers les plus sanglans de toute la guerre. Un s’attendait si peu à un pareil triomphe des troupes turques les moins favorisées jusqu’alors par la fortune, qu’on se refusait d’abord à y croire, et qu’il a fallu les détails les plus circonstanciés sur cette journée terrible pour faire admettre que le comte Mouravief ait sacrifié huit mille de ses soldats dans l’assaut de Kars sans emporter la place. Les braves défenseurs de Silistrie ont trouvé à Kars des émules dont le courage et la persévérance ont été couronnés du même succès, et le résultat n’est pas moins considérable, car c’est le salut de l’Anatolie et le raffermissement de la domination turque sur toute la frontière du Kurdistan jusqu’à Bagdad. S’il est vrai, comme l’établissent les témoignages les plus dignes de foi, que l’échec des Russes devant Eupatoria ait porté le coup de la mort à l’empereur Nicolas, quel effet n’aura pas produit à Saint-Pétersbourg ce désastre de Kars, où les troupes impériales n’ont eu à combattre qu’une armée ottomane très inférieure en nombre, très imparfaitement réorganisée après un long abandon, composée en grande partie de soldats irréguliers, celle enfin dont le passé inspirait le moins de confiance ? Le blocus serait, dit-on, rétabli, mais à la guerre le moral est tout. C’est un axiome de Napoléon. Or, en vertu de ce principe, il est permis de présager aux défenseurs de Kars, dont les pertes dans le dernier assaut ont été bien inférieures à celles des assaillans, que les Russes renonceront à leur entreprise. Omer-Pacha se rapproche de la ville assiégée avec quelques renforts que grossit le prestige de son nom, et la mauvaise saison, qui est très rigoureuse dans ce pays, gênera bientôt les mouvemens et les communications des Russes. On peut donc espérer que sur le seul point où ils aient conservé l’offensive, ils ne la garderont pas longtemps.

Partout ailleurs quelle suite non interrompue de revers ! À quelque distance d’Eupatoria, c’est un brillant combat de cavalerie qui inaugure avec bonheur la nouvelle phase des opérations militaires en Crimée ; puis c’est la prise de Kinburn, qui nous donne aux embouchures du Dnieper et du Bug une position de la plus grande valeur entre Odessa et Nicolaïef, menace la ligne de Pérécop, et, en forçant l’ennemi à démanteler lui-même Ostchakof, fait tomber les principales défenses maritimes de la Bessarabie. Nous ne nous savions pas si près de la vérité, quand nous faisions remarquer, il y a quinze jours, que Nicolaïef n’était pas inaccessible, et que les Russes avaient tort de laisser entendre qu’ils y trouveraient au besoin un second Sébastopol. L’empereur Alexandre y était, si nous ne nous trompons, au moment même où l’expédition anglo-française arrivait devant Kinburn. Il a pu entendre gronder le canon ennemi et autoriser la capitulation du commandant de la place. C’est aussi à Nicolaïef qu’ont été prises toutes les mesures nécessaires pour l’évacuation de la Crimée, si la perte d’une bataille qu’il faut considérer comme probable vient rendre inévitable le mouvement de retraite annoncé depuis longtemps sur Pérécop. Le tsar aura enfin appris à Nicolaïef que la destruction de Taman et de Fanagoria avait complété la