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voulait qu’on répétât à la Mule-d’Or. Perdigal l’avait enfiévré d’orgueil : le malicieux poète était en train de lui persuader que « Tirard branlait au manche, et que lui Robin avait grande chance d’être nommé maire de Lamanosc. » Quant à Triadou, il faisait les frais de ces ambitions, payant à boire.

Dans la pensée d’Espérit, cette tragédie devait servir à rapprocher les cœurs, et il se trouvait au contraire que ce n’était qu’une occasion de déchiremens et de disputes. Il en était consterné. Tous les jours, de nouvelles difficultés se dressaient devant lui ; il mettait en jeu toutes les ressources de son génie ; il allait de l’un à l’autre avec un grand bon vouloir, usant de douceur, de patience et d’amitié ; il remettait tant bien que mal les choses en état. À peine remontée, la machine craquait et se détraquait de nouveau. Quelle que fût sa ténacité, si vif que fût son désir d’exercer aux tragédies les gens de Lamanosc, jamais il ne se serait aventuré dans cette entreprise, s’il avait pu prévoir à quels obstacles il allait se heurter, quelles crises il aurait à traverser. Au milieu de ce grand désordre, il s’attristait et se désespérait de plus en plus ; il avait voulu réunir, il divisait ; il avait espéré la fraternité, il ne suscitait que des haines, des discordes, des jalousies. Et le mal empirait tous les jours. Le marquis des Saffras en vint à désirer que le projet de tragédie lut tout à fait abandonné.

Un jour de marché, il arriva cependant que Perdigal et Triadou se rencontrèrent à la ville, sur la place du théâtre. La veille, des comédiens de passage à bout d’industrie, criblés de dettes, avaient donné Lucie de Lammermoor pour frapper un grand coup. La recette avait été nulle. Ces malheureux acteurs avaient été saisis à la requête des hôteliers, et l’on vendait leur vestiaire à la criée, dans la rue. Perdigal et Triadou arrêtèrent leurs charrettes. L’huissier tenait en main un magnifique pourpoint de Ravenswood en velours fané. — Triadou, voilà ton affaire, dit Perdigal ; quel costume pour jouer Cimber !

Le poète n’avait d’autre but que d’engager son ami dans une dépense inutile, absurde ; de tous les gens de Lamanosc, c’était bien celui qui se souciait le moins de la tragédie. Avec son impudence ordinaire, il persuada au teinturier que la Mort de César serait jouée ; il lui prouva, par toute sorte d’argumens saugrenus, qu’elle n’avait jamais été en si bonne voie, enfin qu’il y avait un ordre formel du préfet. Triadou le crut sur parole. Cet homme soupçonneux ne se méfiait jamais que de la vérité, il ouvrit sa sacoche de cuir et paya le costume.

— Il y aurait là encore une belle toge pour Robin, dit Perdigal en montrant la robe d’Éléazar, que l’huissier passait au trompette de