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les dons : de tous côtés, on recevait des rideaux à fleurs, carrelés, bigarrés, des nattes, des escabeaux, de vieilles tapisseries ; il n’était pas jusqu’aux grand’mères qui ne prêtassent pour les tentures leurs belles courtes-pointes à losanges de couleur.

Le groupe des censeurs protestait encore, mais timidement ; le notaire Giniez n’en avait pas moins fait voter qu’on enverrait à l’amphithéâtre les belles banquettes neuves du cercle d’Apollon. Dans les rues, on se montrait du doigt les tragédiens ; à toute heure, on les voyait passer et repasser sous les fenêtres, devant les ateliers de couture, en gens qui sentent leur importance. Les licteurs et sénateurs n’étaient pas les moins fiers. Quelques hôteliers et gens de commerce se demandaient encore quels seraient les profits qui leur reviendraient de ce concours d’étrangers attirés dans le village par l’éclat de la fête, mais ce n’était là qu’une infime minorité. À Lamanosc, la grande masse vivait vraiment dans un ordre de sentimens plus nobles et plus désintéressés. Ils aimaient leur tragédie pour elle-même, pour ses beautés, ses émotions, ses pompes, et pour ce grand lustre qu’elle allait jeter sur la commune. C’était une heure lumineuse dans la vie de ce petit peuple ; les esprits étaient arrachés pour un temps aux grossières préoccupations égoïstes, aux misères de chaque jour ; une sorte d’activité intellectuelle leur était imprimée ; on se passionnait pour une chose idéale, immatérielle.


II.

Enfin le grand jour arriva. Le l/i septembre 184…, à cinq heures du matin, tous les acteurs étaient sur pied, en grande tenue de théâtre, et ce ne fut pas sans peine que le curé obtint d’eux qu’ils changeraient de costume pour assister à la grand’messe. C’était Triadou qui avait conçu ce beau projet de faire une promenade civique, et d’arriver ainsi à l’église, pour y prendre la statue du patron de la paroisse, qu’on aurait portée au milieu du cortège jusqu’au théâtre. Pour tout concilier, le maire décida que la statue de saint Antonin serait promenée jusqu’à la place, en avant du conseil municipal, puis ramenée à l’église par les gendarmes. Les choses se firent ainsi que l’avait réglé le maire. À l’issue de la grand’messe, le cortège se mit en bataille sur la place de l’église, et le défilé commença. Les vingt-quatre licteurs s’étaient divisés en deux escouades, blanche et rouge. Les douze licteurs blancs étaient en tête, avec les tambours : les douze rouges fermaient la marche, avec les autorités et la musique.

Des places d’honneur avaient été réservées sur l’estrade pour le maire et la famille Cazalis, au milieu des notables. Le lieutenant, en grand uniforme, alla s’asseoir au fond de la loge avec sa fille ; la