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qui semblaient l’attendre, et auxquelles elle criait de loin, d’une voix entrecoupée : — Messieurs ! messieurs ! un sauvage ! il y a un sauvage dans la forêt !

Intéressé par ce début, je m’installe commodément derrière un épais buisson, l’œil et l’oreille également attentifs. On entoure la jeune femme ; on suppose d’abord qu’elle plaisante, mais son émotion est trop sérieuse pour n’avoir point d’objet. Elle a vu, elle a bien clairement vu, non pas précisément un sauvage si on veut, mais un homme déguenillé dont la blouse en lambeaux semblait couverte de sang, dont le visage, les mains et toute la personne étaient d’une saleté repoussante, la barbe effroyable, les yeux à moitié sortis de leurs orbites ; bref, un individu près duquel le plus atroce brigand de Salvator n’est qu’un berger de Watteau. Jamais amour-propre d’homme ne fut à pareille fête. Cette charmante personne ajoutait que je l’avais menacée, et que je m’étais jeté, comme le spectre de la forêt du Mans, à la tête de son cheval. — À ce récit merveilleux répond un cri général et enthousiaste : — Donnons-lui la chasse ! cernons-le ! traquons-le ! hop ! hourrah ! — et là-dessus toute la cavalerie s’ébranle au galop sous la direction de l’aimable conteuse.

Je n’avais, suivant toute apparence, qu’à demeurer tranquillement blotti dans ma cachette pour dépister les chasseurs, qui m’allaient chercher dans l’avenue où j’avais rencontré l’amazone. Malheureusement j’eus la pensée, pour plus de sûreté, de gagner le fourré qui se présentait en face de moi. Comme je traversais le carrefour avec précaution, un cri de joie sauvage m’apprend que je suis aperçu ; en même temps je vois l’escadron tourner bride et revenir sur moi comme un torrent. Un seul parti raisonnable me restait à prendre, c’était de m’arrêter, d’affecter l’étonnement d’un honnête promeneur qu’on dérange, et de déconcerter mes assaillans par une attitude à la fois digne et simple ; mais saisi d’une sotte honte, qu’il est plus facile de concevoir que d’expliquer, convaincu d’ailleurs qu’un effort vigoureux allait suffire pour me délivrer de cette poursuite importune et pour m’épargner l’embarras d’une explication, je commets la faute à jamais déplorable de hâter le pas, ou plutôt, pour être franc, de me sauver à toutes jambes. Je traverse le chemin comme un lièvre, et je m’enfonce dans le fourré, salué au passage d’une salve de joyeuses clameurs. Dès cet instant, mon destin était accompli ; toute explication honorable me devenait impossible ; j’avais ostensiblement accepté la lutte avec ses chances les plus extrêmes.

Cependant je possédais encore une certaine dose de sang-froid, et tout en fendant les broussailles avec fureur, je me berçais de ré-