Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/392

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les alliés. Trajan laisse une garnison dans Sarmizegethusa ; il prend position dans le Banat, s’assure l’entrée de la Transylvanie, ferme les Portes-de-Fer, et, satisfait de ces précautions, il retourne à Rome. C’était à la fin de l’année 103. Ses soldats l’avaient déjà salué du nom de Dacique et proclamé imperator pour la quatrième fois. Il reçoit le triomphe et donne de magnifiques fêtes au peuple. Par une étrange dérision, l’histoire, qui a laissé dans l’ombre tant d’hommes et de faits jusqu’alors immortels, a conservé le nom du danseur qui fut le héros de ces fêtes. Il s’appelait Pylade.

La paix dura un peu moins d’une année. Tout annonçait une prise d’armes générale des Daces, quand Trajan les prévint. C’est à la fin de l’hiver de l’an 104 qu’il commença sa seconde expédition. Elle devait durer deux ans. La pensée de ces nouvelles campagnes se montre très différente de ce qu’avaient été les précédentes. Il ne s’agit plus seulement d’une incursion chez un peuple incommode ; c’est l’extirpation d’une nation rebelle dont le nom même doit être effacé de la terre. Aussi la première et la principale opération[1] de la campagne fut-elle de bâtir sur le Danube un pont de pierre gigantesque qui montrât d’avance que le peuple romain allait, non plus visiter et fouiller à la hâte une terre inconnue, mais prendre irrévocablement possession d’une conquête et la lier à la terre romaine. On se faisait sur le rivage opposé une province avant même d’y avoir abordé. Les historiens ont parlé avec la plus grande admiration des proportions colossales de ce pont, qui semblait pourtant n’être qu’un travail de campagne, et qui, dix-sept ans plus tard, fut coupé et détruit par les Romains eux-mêmes ; Ils s’étaient aperçus qu’ils avaient ouvert une grande route aux Barbares. On vante comme le dernier effort de la puissance humaine les vingt piles de ce pont, hautes de cent cinquante pieds, larges de soixante, éloignées l’une de l’autre de cent cinquante. L’endroit où il fut jeté n’était pas moins significatif : il débouchait non loin d’Orsova, entre les villages de Severin et de Felistan, c’est-à-dire dans les plaines de la Valachie. La pensée de Trajan se montrait par là tout entière.

Trajan voulait aborder les Daces par le flanc oriental des Carpathes, tandis que ses lieutenans, partis du Banat, les prendraient à revers par la route suivie dans les campagnes précédentes. Ainsi investi, l’ennemi n’aurait point de refuge. Assailli des deux côtés des Carpathes, il serait bientôt réduit à se rendre à merci. La grandeur des résultats répondit à ce plan de campagne. Trajan, après avoir traversé la Basse-Valachie, entre par la vallée de l’Aluta dans les Carpathes, s’engage dans les défilés de Vulcan et de Turris-Rubra

  1. Dio. Cassius, LXVIII, II.