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Je voulus saisir son bras ; elle se dégagea.

— Je veux vous parler… j’y suis décidée… Oh ! mon Dieu ! que je m’y prends mal, n’est-ce pas ? Que vous devez me croire plus que jamais une misérable créature ! Et pourtant il n’y a rien… rien… c’est la vérité même, mon Dieu ! Vous êtes le premier pour qui j’aie oublié… tout ce que j’oublie !… Oui, le premier !… Jamais homme n’a entendu de ma bouche une parole de tendresse, jamais ! et vous ne me croyez pas !

Je pris ses deux mains dans les miennes : — Je vous crois, je vous le jure… je vous jure que je vous estime… que je vous respecte comme ma fille chérie… Mais écoutez-moi, daignez m’écouter ! ne bravez pas ouvertement ce monde impitoyable… rentrez au bal… je vais vous y retrouver bientôt, je vous le promets… mais au nom du ciel ! ne vous perdez pas !

La malheureuse enfant fondit en larmes, et je sentis qu’elle chancelait ; je la soutins et je la fis asseoir sur un banc qui se trouvait là. — Je demeurai debout devant elle, tenant une de ses mains. Les ténèbres étaient profondes autour de nous ; je regardais le vide et j’écoutais, dans une vague stupeur, le murmure clair et régulier du ruisseau qui coule sous les sapins, le sanglot convulsif qui soulevait le sein de la jeune femme, et l’odieux bruit de fête que l’orchestre nous envoyait de loin par intervalles. C’est un de ces instans dont on se souvient toujours.

Elle se remit enfin, et parut reprendre, après cette explosion de douleur, toute sa fermeté. — Monsieur, me dit-elle en se levant et en retirant sa main, ne vous inquiétez pas de ma réputation. Le monde est habitué à mes folies. J’ai pris d’ailleurs mes mesures pour que celle-ci ne fût pas remarquée. Peu m’importerait du reste. Vous êtes le seul homme dont j’aie désiré l’estime et le seul aussi malheureusement dont j’aie encouru le mépris… Cela est bien cruel… Quelque chose doit vous dire pourtant que je ne le mérite pas !

— Madame !…

— Écoutez-moi ! Ah ! que Dieu veuille vous convaincre ! c’est une heure solennelle dans ma vie. Monsieur, depuis le premier regard que vous avez attaché sur moi, ce jour où je me suis approchée de vous pendant que vous dessiniez cette vieille église,… depuis ce regard, je vous appartiens. Je n’ai aimé, je n’aimerai jamais que vous… Voulez-vous que je sois votre femme ? J’en suis digne… Je vous l’atteste, je vous l’atteste devant ce ciel qui nous voit !

— Chère madame,… chère enfant,… votre bonté,… votre tendresse,… me troublent jusqu’au fond de l’âme ;… de grâce, un peu de calme,… laissez-moi une lueur de raison !

— Ah ! si votre cœur vous parle, écoutez-le, monsieur ! Ce n’est