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vous contre lui ? Si Dieu a oublié les péchés et purifié l’âme du pécheur de telle sorte qu’il l’a jugé digne de converser avec lui, convient-il à des créatures humaines de se détourner avec mépris de celui que le Créateur a sanctifié ? »

Tel était donc Smith : ce n’était ni un esprit distingué ni un homme moral ; mais c’était l’homme fait pour commander à tous ceux qui ne sont ni intelligens, ni moraux, et qui ne sont pas capables de le devenir jamais. Il est peu intéressant, mais il tient sa place dans l’histoire naturelle de l’homme, et il mérite à ce titre d’être étudié. Ce n’était pas un sot, et pourtant ce n’était pas ce qu’on peut appeler un homme intelligent ; c’était un charlatan et un imposteur, et ce n’était cependant pas un scélérat. Qu’était-il donc ? Eh ! mon Dieu, c’était tout simplement un infirme doué par occasion de certaines qualités qui le rendaient propre à commander à ses frères en infirmité. C’était le borgne roi du pays des aveugles, le boiteux roi du pays des culs-de-jatte ; pour nous résumer d’un seul mot, Smith a été au XIXe siècle le représentant des parias de la nature. La nature a en effet, comme la société, ses parias et ses déshérités, qui naissent moralement perclus, idiots, serviles, pauvres créatures pour lesquelles l’alma mater semble n’avoir rien voulu faire, qu’elle a conçues dans une heure de dégoût et mises au monde avec haine et honte d’elle-même. Leur sort est irrémédiable. Ces êtres sont nés réellement parias, et aucune force humaine ne peut les arracher à leur condition. Le genre humain se retire d’eux instinctivement ; les méchans leurs disent raca sur tous les tons, depuis celui de l’ironie polie jusqu’à celui de la grossière insolence ; les doux s’en éloignent par pitié, par ennui et par répulsion naturelle. Il ne reste à ces malheureux, qui la plupart du temps n’ont aucun sentiment vrai des choses, que le sentiment de leur abaissement, qui est d’autant plus vif que c’est le seul qui vibre en eux. Délaissés, abandonnés, condamnés sans qu’ils soient coupables et par l’unique effet d’une fantaisie cruelle de la nature, ils nourrissent contre leurs semblables une haine pleine d’amertume et trop facile à expliquer. Néanmoins ces malheureux ne restent pas toujours sans vengeurs. De temps à autre il se rencontre un homme aussi infirme qu’eux, mais qui se trouve doué par hasard de certaines facultés de ruse, d’opiniâtreté, de turbulence, qui le rendent capable d’action, et cet homme devient alors un chien enragé qui a le pouvoir de communiquer son venin à ses confrères en infirmité. Quelquefois aussi c’est un franc mitou éclopé, capable d’être roi de Thune ou empereur de Galilée, qui enrégimente ses bandes d’idiots en belles compagnies de malingreux et de sabouleux. Dans l’un et l’autre cas, c’est un homme fort redoutable, car dans le premier cet homme s’appelle M. le docteur Jean-Paul Marat