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étaient publics, et ensuite parce qu’ils ne lui étaient pas destinés. Au milieu de sa mauvaise humeur, Ansha triomphait du malaise d’Emina : elle savait combien d’orages recelait ce joli nom de Blanche-Pomme, et il est bon d’entrer ici dans quelques détails sur les causes de la satisfaction d’Ansha.

Blanche-Pomme était le nom d’une bohémienne fort connue dans la province d’Hamid-Bey. Il y avait très longtemps que Blanche-Pomme était belle, ce qui ne l’empêchait pas de l’être encore beaucoup, et le très grand nombre de têtes qu’elle avait tournées depuis une trentaine d’années ne diminuait pas le nombre de celles qu’elle tournait encore. On citait plusieurs beys, voire quelques pachas, qui s’étaient ruinés pour lui plaire, quoiqu’elle affectât un grand désintéressement, qui consistait à ne prendre que ce qu’on voulait bien lui donner. Bref, elle n’était pas voleuse, ce qui la plaçait d’emblée parmi les créatures d’élite, les prodiges de sa race. Plutôt petite que grande, la taille assez épaisse, le teint pâle et brun, les cheveux légèrement crépus, les yeux gris et la bouche grande, Blanche-Pomme possédait un certain charme provenant on ne sait d’où, mais qui n’opérait pas moins sur tous ceux qui l’approchaient. Elle dansait à ravir la danse turque, chantait à merveille les chansons turques, avait de beaux bras et de belles mains, quoique peu mignonnes, et son sourire prêtait à ses yeux chatoyans un éclat singulier, pour ainsi dire vertigineux. Tout en ayant l’air d’ignorer la liaison d’Hamid-Bey avec la bohémienne, Ansha la connaissait parfaitement, cette liaison étant d’ailleurs si peu mystérieuse que le voisinage s’en était égayé plus d’une fois. Il n’en était pas de même pour Emina. Le nom de Blanche-Ponmie avait été prononcé plusieurs fois devant elle, soit par Ansha, soit par les enfans, aussi bien informés que leur mère, soit par quelque esclave, et toujours avec un sourire méchant. Emina cependant ne s’était jamais inquiétée de ce que pouvaient cacher de semblables sourires, et la pensée que l’amour d’Hamid pût appartenir à une autre femme qu’Ansha ou elle-même ne lui avait jamais traversé l’esprit. Le délire d’Hamid venait de dissiper son erreur en lui donnant de nouveaux sujets d’inquiétude. La jeune femme du bey se voyait menacée par deux rivales, — l’une, Ansha, dont elle appréciait jusqu’à un certain point les forces et la faiblesse ; l’autre, la bohémienne, dont elle s’exagérait l’importance à plaisir. Pour Ansha, chaque fois qu’Hamid adressait à Blanche-Pomme, sous le couvert d’Emina, de douces paroles, ses beaux traits, se contractant, exprimaient une joie diabolique. Elle ne tarda pas à remettre l’iman sur le tapis. L’intervention d’une image païenne dans le délire d’Hamid prouvait avec trop d’évidence qu’il y avait de la sorcellerie dans son mal, et il fallait absolument