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adoptât un genre de sujets mieux appréciable généralement que des poèmes conçus dans l’esprit abstrait et rêveur de la Sorcière de l’Atlas. Je ne désirai point cela du point de vue étroit de sa renommée ou de l’étendue de sa gloire ; mais j’étais persuadée qu’il se serait davantage rendu compte de lui-même, qu’il aurait mieux dominé et dirigé son propre talent, si une plus immédiate influence sur le public avait pu résulter de chacun de ses écrits. »

Avant d’aborder la question de ce réalisme dans l’art qui d’instinct l’attirait si peu, et qui cependant réservait à Shelley de si féconds, quoique rares succès, j’ai besoin d’épuiser le chapitre des sympathies intellectuelles de Shelley, et d’examiner une fois pour toutes sa raison d’être littéraire, la cause qui fait qu’il est lui, et qui détermine également l’admiration de ses disciples et l’éloignement de ceux qui ne le comprennent pas.

Devant l’intolérance du protestantisme anglican, l’illogique dogmatisme du high church et les hypocrites dénonciations des méthodistes et des dissenters, on n’était accoutumé dans le commencement de ce siècle, en Angleterre, qu’à une opposition étayée sur le matérialisme. Contre le faux du pharisaïsme régnant, on n’avait recours, quand on s’insurgeait un peu, qu’aux armes d’un positivisme plus faible et plus faux encore. On croyait sérieusement à Voltaire, et si on affectait de le condamner, c’était par conviction de sa puissance, et en le tenant pour le plus terrible ennemi de Dieu sur la terre, quelque chose comme le diable lui-même. Ce qui nous révolte surtout dans l’état de la société en Angleterre durant les quinze ou vingt premières années de ce siècle, c’est sa grossière frivolité, si je puis me servir de ce mot. Acharnée à paraître, elle ne prend la peine d’être rien, se passe de toute recherche sur les questions les plus graves, accepte tous les jougs, et se prosterne devant des semblans de choses qu’elle ne comprend pas assez pour les savoir respecter au fond ; — c’est le XVIIIe siècle tel qu’il pouvait être chez les Anglais, — c’est-à-dire sans esprit, sans élégance et sans courage. À cette époque où politiquement l’Angleterre s’élève si haut, elle est philosophiquement plus déshéritée qu’à toute autre. Elle compte une foule d’orateurs illustres, d’écrivains brillans, de très grands poètes ; — elle n’a qu’un seul penseur : Coleridge. — Mais celui-là, précisément en raison de sa supériorité, passe pour un visionnaire.

Vue de près et bien examinée, avec son ignorance et son orgueil, ses étroits préjugés et son immense mauvais goût, sa lâche hypocrisie et son indifférence pour le beau, peu de sociétés, je le crois, ont été plus foncièrement athées, c’est-à-dire privées de Dieu, que cette société anglaise, futile et sensuelle, que menait Brummel par