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D’un autre côté, ceux des libres échangistes qui ne s’étaient pas moins exagéré que les agriculteurs l’effet de la libre importation, et qui avaient, contribué par leurs espérances à répandre l’alarme, voyant que le bétail n’affluait pas comme ils l’avaient annoncé, et que la viande fraîche ne tombait pas encore à cinq sous la livre à Paris, se sont rabattus sur la viande dépecée et même salée. Il est possible, ont-ils dit, que l’Europe n’ait pas tout à fait à nous vendre en bétail vivant ce que nous supposions, mais vous allez voir ce qui va nous arriver de viande abattue et de salaisons ; la Hongrie et la Pologne ont des bœufs sans nombre qu’on peut nous envoyer par quartiers ; les États-Unis ont des centaines de millions de porcs qu’ils nourrissent et qu’ils engraissent pour rien ; les pampas de Buenos-Ayres ont des légions de bœufs et de moutons dont on ne sait que faire : donc, en même temps qu’il réduisait le droit sur le bétail vivant, le décret du 14 septembre 1853 a réduit le droit d’entrée sur la viande fraîche de 18 francs à 50 centimes les 100 kilos, et celui sur les viandes salées de 30 à 10 fr. Rien ne s’oppose, depuis plus de deux ans, à ce que toutes les merveilles annoncées se réalisent ; qui s’en est aperçu ? L’importation s’est pourtant accrue : elle était de 6,000 quintaux en 1852, elle a été de 41,000 en 1855 ; mais 41,000 quintaux, ce n’est pas tout à fait 125 grammes ou 4 onces de viande par tête et par an. Nous sommes encore loin de l’abondance qui avait été prédite à grand bruit.

Quand on y regarde de près, on voit que, même en Russie et en Amérique, la production a ses limites. Les bœufs des steppes sont nombreux sans doute ; mais, avant de nous arriver, ils ont à traverser des populations pressées qui ne vivent pas de l’air du temps ; de plus, ils sont soumis à des épizooties formidables qui les emportent par milliers. Les Américains abattent beaucoup de porcs, mais ils en mangent beaucoup aussi, et ils ne les engraissent pas sans frais. J’ai sous les yeux le tableau de leurs exportations ; j’y vois que, dans les plus terribles années de disette européenne, comme 1847, ils n’ont jamais pu exporter pour plus de 9 millions de dollars ou 45 millions de francs en porc salé, qui se répartissent dans le monde entier, et que depuis 1847 cette exportation est en décroissance. Quant aux immenses troupeaux des bords de la Plata, la soif, les insectes, les maladies, les incursions des Indiens, les guerres civiles, l’ignorance et le gaspillage des gauchos en réduisent le nombre plus qu’on ne croit, et la grossière préparation que subit leur chair, séchée au soleil et à demi putréfiée, ne la rend bonne qu’à nourrir les nègres esclaves des colonies américaines ; le plus pauvre de nos consommateurs n’en veut pas.

Tout cela changera, dit-on ; je l’espère bien, mais il faudra du temps. En attendant, les besoins s’accroîtront aussi ; la population