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En face de Sfax sont les îles Kerkennah, dont la plus grande est la Cercinna des anciens. La destinée de cette localité a été de servir de refuge aux victimes de la politique et d’être un lieu d’exil pour celles de l’amour. C’est à Cercinna qu’Annibal se retira, fuyant sa patrie, après s’être embarqué à la tour qui porta son nom, et c’est de là qu’il partit pour se rendre auprès d’Antiochus. Marius, chassé d’Italie, y trouva un asile, et ce fut le lieu de déportation de Sempronius Gracchus, un des nombreux amans de Julie, fille d’Auguste. Aujourd’hui on y relègue les filles publiques qui ont eu des démêlés avec la police tunisienne. Ces malheureuses y sont jetées sans ressources, et y vivent comme elles peuvent. On les voit souvent parcourir le rivage avec les lambeaux de leurs costumes à couleurs voyantes, pour chercher des coquillages, dont elles sont réduites à se nourrir lorsque la charité ou le libertinage des habitans ne leur vient point en aide[1]. Depuis qu’on ne noie plus pour adultère, on envoie aussi à Kerkennah, sur la plainte des maris outragés, les femmes coupables ou trop tendres qui, dans un autre temps, auraient subi un sort plus rigoureux.

Dans la région centrale du territoire tunisien s’élève la ville de Kairouan, qui a été l’une des plus célèbres cités de l’islamisme et qui jouit encore d’une grande réputation de sainteté. Il était autrefois interdit aux chrétiens d’y pénétrer. Elle fut bâtie, par Okba, et fut le siège du vaste gouvernement qui s’étendit bientôt jusque sur l’Espagne. Lorsque l’Afrique se sépara de l’empire des califes de Bagdad, elle fut la capitale des premières dynasties indépendantes qui y régnèrent. Elle partagea ensuite cet honneur avec Mahédia ; mais elle le perdit entièrement sous les Beni-Hafz, qui s’établirent à Tunis. Aujourd’hui Kairouan ne compte pas plus de douze à quinze mille habitans.

Rien n’est plus désolé que le pays qui s’étend de cette région centrale à Gafsa, située sur la lisière du Djérid, c’est-à-dire du Sahara. Il est traversé par de nombreux torrens, dont le cours vagabond et désordonné en ravage et dénude le sol d’une façon déplorable. Cependant les nombreuses ruines qu’on y rencontre prouvent que sous la domination romaine, il a dû être florissant et bien peuplé. Maintenant ce serait en quelque sorte une terre à refaire, et il est douteux que la meilleure administration en vînt à bout. Ce que dit M. P. de Tchihatchef de quelques parties de l’Asie-Mineure convient

  1. La police égyptienne fait des ruines de Thèbes le même usage que celle de la régence de Tunis fait de Kerkennah. Le très regrettable colonel de Barral, tué il y a quelques années en Algérie au moment où il venait d’être nommé général, me racontait un jour que la première rencontre qu’il fit en allant visiter, ces ruines fut celle d’une nymphe qui lui adressa un compliment provocateur dans le français, non le plus pur mais le moins équivoque.