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administré qu’il ne l’a été jusqu’à présent. Ce n’est pas que la bonne volonté ait toujours manqué aux gouvernans. Le bey Ahmed, par exemple, mort en 1855, était animé des meilleures intentions, mais les guides sûrs et désintéressés lui ont presque continuellement fait défaut. Porté par son caractère bienveillant à des générosités excessives et trop souvent déplacées, épris d’une passion extrême pour les réformes militaires et les parades, il ne sut jamais proportionner ses dépenses à ses recettes, et fut constamment à la merci de traitans rapaces qui lui faisaient manger son fonds et dévoraient ses revenus, en écrasant ses sujets sous les avanies fiscales les plus odieuses et les plus étranges. Aussi, pendant que le peuple et le prince marchaient réciproquement vers leur ruine, on voyait s’élever à Tunis de gigantesques et scandaleuses fortunes. Le centre du pays se dégarnissait d’une foule de familles laborieuses qui allaient demander asile aux tribus plus indépendantes des extrémités. De ces tribus, les unes, comme les Kromir au nord, les Ouderna au sud, sont complètement soustraites de fait à la domination tunisienne ; d’autres, qui sont celles de l’ouest, qu’administre le kaïa ou gouverneur d’El-Kef, jouissent de divers privilèges qui leur procurent une existence supportable. Elles paient un impôt unique, sorte d’abonnement qui les met à l’abri des rapines et des vexations des agens du fisc tunisien. Lorsque je visitai ce pays, le kaïa d’El-Kef, qu’on appelle aussi kaïa de la Rakba, était Sidi Salah-ben-Mohammed, dont je reçus une très noble hospitalité. C’était un personnage fort important et fort riche, qui vivait avec beaucoup d’éclat. J’avoue en toute humilité n’avoir jamais couché sous des lambris si dorés, ni entre des rideaux si chamarrés, que chez ce digne homme, que sa bravoure, son activité et sa grande finesse dans les affaires avaient fait surnommer par les Arabes le « diable du midi » (chitan-el-gheilah) ; c’était, à tout prendre, un fort bon diable, juste et très aimé des populations d’El-Kef. Sidi Salah-ben-Mohammed donna un jour une assez fine leçon d’administration au bey Ahmed, qui régnait alors. Ce prince l’avait mandé à Tunis, et comme il y était arrivé avec une extrême promptitude, le bey lui en témoigna son étonnement. — Sidi, répondit Salah-ben-Mohammed, autrefois je mettais en effet quatre jours pour venir du Kef ; mais depuis quelque temps tout ce qui est hors de chez moi se dépeuple si prodigieusement, que pour trouver des poules à manger j’ai été obligé de doubler les étapes.

Bien que les Arabes de la Rakba ne soient pas trop foulés, il s’en trouve qui, pensant qu’il y a encore quelque chose de mieux que de payer peu, et que ce quelque chose est de ne rien payer du tout, se placent de manière à passer sur le territoire algérien lorsque le kaïa leur demande de l’argent, et à revenir sur le territoire tunisien lorsque ce sont les Français qui en exigent. Étant un jour dans le