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fils aîné de Brahma, l’élément humain a disparu ; il ne reste plus que le dieu, le verbe personnifié dans une caste tout entière, se transmettant par l’hérédité ce caractère sacré et inviolable. Tel est le sens parfaitement clair du texte de Manou : « Parce qu’il est né du membre le plus noble, parce qu’il est l’aîné, et aussi parce qu’il possède la sainte écriture, le brahmane est, de par la loi et à l’exclusion de tout autre, le seigneur de cette création. — Le brahmane, en venant au monde, est placé au premier rang sur cette terre ; souverain seigneur de tous les êtres, il doit veiller à la conservation du trésor de la loi. » Pour veiller à la conservation du trésor de la loi, il n’était peut-être pas indispensable que le brahmane fût proclamé souverain seigneur du sol et des êtres qui l’habitent. On pourrait penser qu’il s’agit seulement de supériorité morale et de puissance spirituelle ; le distique suivant vient lever tous les doutes : « Tout ce que ce monde renferme est la propriété du brahmane ; par sa primogéniture et par sa naissance, il a droit à tout ce qui existe. »

Jamais le droit d’aînesse n’a été interprété d’une manière aussi large et aussi absolue. Les autres castes n’existent donc que sous le bon plaisir du brahmane, et les rois eux-mêmes ne sont que ses délégués. Les devoirs que lui impose sa haute, position ressemblent encore à des prérogatives : ce sont « l’étude et l’enseignement du véda, l’accomplissement du sacrifice, la direction des sacrifices offerts par d’autres… » Cependant on ne peut mettre en pratique des abstractions, et la parole même révélée, le texte le plus sacré, le plus respecté, ne peuvent empêcher que les sociétés ne se développent. Les fictions disparaissent, ou du moins pâlissent et s’effacent ; la réalité se montre. Maître et précepteur de la nation entière, guide spirituel des rois prêtre appelé dans les familles pour accomplir les cérémonies religieuses, le brahmane ne peut garder entre ses mains le pouvoir temporel. Si la terre lui appartient tout entière, les autres hommes en cueillent cependant les fleurs et les fruits ; ils en prennent possession librement, par contrat légal, sans sa permission. Il y a plus, les brahmanes qui recevaient des domaines en apanage ont pris soin de conserver, gravés sur des plaques de métal, les titres de ces concessions connues dans l’Inde anglaise sous le nom de grants of land, d’où il faut conclure que si les premiers-nés de la création sont légitimes possesseurs du sol, Brahma a chargé les rois de leur distribuer ses bienfaits.

L’art, qui exprime la tradition à sa manière, nous représente la véritable physionomie du brahmane dans l’image bien connue de Vrihaspati, qui exerce les fonctions de précepteur spirituel auprès des dieux, comme les deux-fois-nés auprès des rois. Vrihaspati est assis sur un lotus ; il a quatre bras : l’une des quatre mains tient un