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avec ostentation, non pas de la probité, de l’indépendance, mais de sa probité, de son indépendance. On n’est jamais mieux loué que par soi-même. La critique habile le sait bien : elle allume de ses mains l’encens et la myrrhe, et en aspire le parfum avec majesté. Ses jours de prude sont ses mauvais jours. En parlant de vertu, elle fait une ridicule grimace. Elle agirait plus sagement en ne prononçant pas ce mot, qui pour elle, comme pour la courtisane, n’a jamais eu qu’un sens très confus. Qu’elle caresse la vanité, qu’elle serve les rancunes trop lâches pour s’avouer, qu’elle vende l’éloge, qu’elle vende la raillerie ; mais pour Dieu, qu’elle ne se donne pas des airs collets montés ! Qu’elle ne prenne pas en main la défense de la société, qu’elle ne déclame pas au nom de la morale, qu’elle ne demande pas vengeance pour la pudeur outragée ! Si, malgré le vilain métier qu’elle a choisi, elle compte encore des amis, qu’elle prenne leur conseil, et je suis sûr qu’ils lui interdiront la pruderie. Elle amuse, les badauds rient et l’écoutent. Si quelques paroles sévères veulent se faire entendre, elles sont étouffées sous le bruit des grelots et des éclats de rire. On se presse autour d’elle comme autour des bateleurs… Sans les désoeuvrés qui veulent à tout prix tromper leur ennui, le trafic de la parole verrait bientôt ses profits se réduire ; il ne pourrait plus compter que sur la vanité, et la vanité même, si avide de louanges, sincères ou menteuses, vendues ou données librement, deviendrait moins prodigue. Elle ne consentirait pas à payer si largement la parole mise à l’encan, si cette parole ne s’adressait pas à des milliers de lecteurs.

Cette esquisse de mœurs serait incomplète, si je ne disais rien de la critique indépendante : ce serait calomnier mon temps. Elle n’abandonne pas sa tâche, mais elle rencontre sur la route plus d’un danger. Parler d’un livre écrit par un homme qui a pris part au gouvernement du pays comme s’il s’agissait d’un écrivain vivant de sa plume, quelle témérité, quelle inconvenance ! Louer ou blâmer librement, sans tirer parti du blâme ou de la louange, sans servir les rancunes des puissans, sans flatter la vanité de ceux qui dispensent les honneurs et les titres, quelle étourderie, quelle imprévoyance ! Discuter les questions de goût sans caresser aucun parti, pas même le parti dévot, quelle maladresse ! Ecrire sans arrière-pensée, et ne pas demander conseil aux mandemens qui prodiguent anathème quelle bévue grossière ! Préférer l’étude à la richesse, quelle sottise ! On excuse la vénalité, l’hypocrisie ; on pardonne la flatterie placée à gros intérêts, on pardonne la palinodie, on ne pardonne pas la franchise : la critique indépendante le sait depuis longtemps. Le personnage de Philinte trouve chaque jour de nombreux imitateurs ; ceux qui veulent se régler sur l’exemple d’Alceste et refusent de déguiser leur pensée sont montrés au doigt et signalés