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de nouveau la sultane Zaïdète, qui amenait devant elles l’intendant de la maison, Khadjio, chargé de leur remettre un pain de sucre, une boîte à thé, et une lettre écrite en géorgien, indiquant l’origine de ce don qui leur était adressé, au nom de la princesse Eristof, parle général Mélikof, commandant le poste russe de Zakatal. En se retirant, le majordome déclara qu’il ne leur serait plus permis de recevoir des lettres écrites en géorgien, parce qu’on n’avait pas d’interprète lettré pour cette langue. La volonté de Chamyl était que désormais leur correspondance eût lieu en russe.

Le lendemain matin, vers neuf heures, on leur apporta pour déjeuner du beurre de brebis, des oignons, de l’huile, du mouton bouilli et du pain de froment dont la croûte était recouverte de graisse, selon l’usage des boulangers du pays. Quelques-unes de leurs compagnes de captivité vinrent les voir. Vers le soir enfin, le majordome Khadjio vint annoncer aux princesses que Chamyl allait se rendre auprès d’elles.


« Le chef montagnard ne tarda point à paraître, mais il ne franchit point le seuil de la porte ; il s’assit sous la galerie, devant la porte, sur un escabeau qu’on lui apporta. À ses côtés se tenaient l’intendant et un nommé Indris[1], interprète pour le russe. La conversation suivante s’engagea bientôt par son intermédiaire entre Chamyl et les princesses, qui étaient restées dans l’intérieur de la chambre.

« Avant d’entrer en matière, le chef montagnard commença par leur demander avec courtoisie des nouvelles de leur santé. — Nous sommes un peu fatiguées, lui répondirent-elles ; mais, grâce à Dieu, nous nous portons bien.

« — Je suis surpris moi-même, continua Chamyl, que vous soyez arrivées toutes heureusement, et j’y vois une marque évidente de la protection divine qui vous a sans doute conservées pour me permettre de vous échanger contre mon fils[2], et de réaliser ainsi le plus cher de mes vœux. Je suis venu pour vous tranquilliser : personne ici ne vous fera le moindre tort, vous serez traitées en tout comme les membres de ma famille, mais à une condition, c’est que vous n’écrirez aucune lettre sans ma permission. Dans le cas où vous chercheriez à nouer des intelligences secrètes avec les vôtres et où ceux-ci se permettraient de vous adresser des avis auxquels vous ne devez point souscrire, sachez que je ne vous ménagerais plus ; je n’épargnerais même pas vos enfans. Je vous anéantirais toutes comme j’ai fait périr dix officiers russes qui avaient reçu une lettre cachée dans un pain[3]. Cette

  1. Probablement une corruption d’Andrei, ou André, en russe. Cet homme était un déserteur.
  2. Le fils aîné de Chamyl, Djemmal-Eddin, ayant été livré aux Russes en otage pendant l’assaut qu’ils donnèrent en 1838 à Akhoulko, avait été élevé par ordre de l’empereur au corps des cadets de Saint-Pétersbourg, et, sorti de cet établissement depuis plusieurs années, il était alors lieutenant dans un régiment de lanciers russes.
  3. Chamyl rappelait ici une exécution provoquée par les révélations d’un déserteur russe nommé Kousnetsof. Cet homme, qui avait gardé une haine implacable pour les officiers de sa nation, trouva un jour dans un pain que l’on envoyait à des officiers russes prisonniers de Chamyl une lettre avec un plan de fuite, Il s’empressa d’en informer Chamyl, et celui-ci les fit décapiter à l’instant même.