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Une lettre, adressée aux princesses par la baronne Nikolaï, leur proche parente, et dont l’interprète de Chamyl, nommé Indris, avait mal compris un passage, provoqua la colère de l’iman. Chouanète, celle des sultanes qui leur montrait le plus de bienveillance, décida heureusement Chamyl à faire traduire le passage en question par un autre interprète, un Arménien nommé Chakh-Abbas. La version de celui-ci ayant rassuré le prophète, Indris perdit la confiance de son maître ; mais il jura qu’il se vengerait de celle qui lui avait attiré cette disgrâce. Chouanète, en intercédant pour ses nouvelles amies, leur obtint entre autres faveurs celle de sortir sur la galerie qui bordait leur cellule, et y fit placer un banc à leur usage. Malheureusement il avait été imposé pour condition aux princesses qu’elles ne s’exposeraient pas aux regards de Chamyl. Or, le chef montagnard ne s’absentant presque jamais, le temps qu’elles pouvaient passer sur la galerie était singulièrement limité. De cinq heures du matin jusqu’à onze heures du soir, moment où il se couchait, Chamyl ne quittait pas le sérail. À sept heures, Chouanète lui portait un déjeuner, frugal, composé de gâteaux et de lait. Il se livrait ensuite à ses occupations ou aux exercices de piété, pour ne les quitter qu’aux heures de ses deux autres repas, à cinq heures et à neuf heures du soir. Le vendredi seulement, Chamyl sortait du sérail pour se rendre à la mosquée. Les princesses avaient pris le parti de ne sortir de leur chambre qu’après l’heure de son coucher. Le banc sur lequel elles prenaient place devenait alors un point de réunion pour les habitans du sérail, et la curiosité y amenait même souvent des étrangers ; La plus jeune des femmes de Chamyl, l’insouciante Aminète, venait rarement à ces réunions ; mais les deux autres sultanes, Zaïdète et Chouanète, révélaient à tout propos dans les longues conversations qu’elles engageaient avec les princesses les traits distinctifs de leur caractère.


« — Écoutez, dit un soir Zaïdète, j’ai vu aujourd’hui une femme dont le fils a fait partie de la dernière excursion en Kakhétie. Il a été dans votre maison, et les richesses qu’il y a vues dépassent toutes celles que l’on peut supposer.

« — Oui, lui répondit la princesse Anne, tout cela nous appartenait ; mais nous avons tout perdu, et nous ne le regrettons pas, s’il nous est donné de revoir notre pays.

« — Comment ! reprit vivement Zaïdète, vous croyez qu’on vous indemnisera de vos pertes ?

« — Nullement ; mais j’oublierai ce malheur dans la société de mon mari et de mes enfans.

« — Oui, vous êtes heureuses, vous autres ; vous êtes seules, mais nous !…

« — c’est vrai, interrompit Chouanète : telle est notre loi ; mais je ne m’en plains pas. Qu’avons-nous à reprocher à Chamyl ? Il est toujours rempli pour nous d’égards et de tendresse ; il ne fait entre nous aucune distinction.