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sur son passage les versets du Koran que nous connaissons. Pendant que l’imam y est en prière, ils restent autour, silencieux et recueillis ; en outre jamais Chamyl ne reste dans la mosquée plus d’un quart d’heure. Ce qui prouve le respect qu’on lui porte, c’est qu’il est d’usage de prendre son nom comme formule de serment.

Le lendemain, vers six heures, arriva Chamyl. Deux heures après, il envoya savoir des nouvelles de son hôte, et à dix il l’introduisit dans son cabinet. L’interprète y trouva une nombreuse réunion. Au fond de la pièce se tenait Chamyl ; il avait à sa droite Daniel-Sultan, et à sa gauche Ker-Effendi. Parmi les autres assistans, Gramof reconnut le naïb Mourtoul-Ali et son compatriote Chakh-Abbas, l’interprète arménien. Ils étaient rangés avec plusieurs autres naïbs le long du mur.


« L’envoyé salua l’assistance et s’arrêta immobile à quelques pas de la porte.

« — Es-tu bien portant ? lui dit Chamyl avec bienveillance.

« — Dieu merci et grâce à vous, répondit Gramof d’un air respectueux.

« — Assieds-toi, ajouta Chamyl en montrant une place sur le tapis devant lui.

« L’interprète lui obéit ; il s’accroupit sur le tapis, et au bout de quelques minutes Chamyl lui adressa de nouveau la parole en souriant :

« — Isaï-Bek, lui dit-il, comment as-tu trouvé le Daghestan ?

« — Iman, quel sens faut-il que je donne à vos paroles ?

« — Que penses-tu des chemins, des usages, de la réception que l’on t’a faite, en un mot de tout ce que tu as pu y observer ?

« — Iman, me permettez-vous d’être franc ?

« — Certainement ; tout homme doit être sincère et avec Dieu et avec ses semblables.

« — Alors, reprit Gramof, je dois vous dire que dans vos possessions les routes sont boueuses et très mauvaises. Les voyages y sont pénibles en raison des forêts, des gués et des défilés. Je faisais à peine dix verstes par jour, et je me trouvais fatigué. Quant à l’accueil que l’on m’a fait, j’en suis très content.

« — Oui, mon ami, et c’est ce que je voulais te faire dire. Sache que le puissant souverain qui ne veut point se soumettre à trois grands monarques ne peut rien me faire, quoiqu’il ne cesse d’envoyer contre moi ses armées ; Je ne dois pas me comparer, je le sais, à de grands souverains : je ne suis que Chamyl, un Tartare ; mais mes boues, mes forêts et mes défilés me rendent plus puissant que bien des monarques. Si je le pouvais, j’enduirais d’huile sainte chaque arbre de mes forêts, et mêlerais de miel odorant les boues de mes chemins, tant j’en fais de cas. Ces arbres et ces chemins font ma force.

« Ce discours terminé, Chamyl se tourna en souriant vers l’assistance. Chacun se mit aussitôt à sourire ; mais Chamyl, changeant l’expression de sa physionomie, adressa de nouveau la parole a l’envoyé russe.

« — Isaï-Bek, les grands personnages commencent toujours les entretiens