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au teint bronzé, aux fauves moustaches, sans retrouver le frais visage de l’enfant opiniâtre dont le souvenir m’était présent. Nous le présentâmes à Harley, qui l’avait à peu près oublié, puis à mon petit Frank, qui, cinq minutes après, ne voulait plus quitter « son oncle le soldat. »

— Et Marian ?… Où est Marian ? demanda bientôt Alan, dont le regard nous cherchait l’un après l’autre.

— Voici Ruth Langley, la fille de notre chère sœur… Sa mère n’est plus, ajoutai-je, attirant à mes côtés l’enfant, qui tremblait.

Alan demeura silencieux : il avait espéré nous revoir tous. Hugh et Harley nous quittèrent bientôt. J’éloignai les enfans, et nous échangeâmes, mon frère et moi, les souvenirs du passé. Il me raconta son départ, les précautions qu’il avait prises pour se dérober aux poursuites, comment il avait rejoint les comédiens errans avec l’un desquels sa fuite avait été concertée d’avance, les misères de sa vie vagabonde, le dégoût qu’elle lui avait inspiré, sept mois entiers passés à Londres après qu’il eut dit adieu à ses nomades compagnons, momens critiques de sa vie où il avait essayé de vingt métiers sans en trouver un qui l’arrachât à la misère, — enfin son enrôlement et son séjour en Afrique, le seul temps dont il eût gardé bonne mémoire.

— Vous aimez donc votre métier ?

— Je l’aime en ce qu’il a de bien à lui : — l’activité, les chances bonnes et mauvaises, les périls courus et domptés… La vie de garnison m’est insupportable… Heureusement nous allons repartir bientôt…

— Donc, si on vous proposait de vous racheter ?…

— Allons donc, Grisell ! quitter mon métier ?… Non certes, je veux mourir « sous le harnais. » D’ailleurs à quoi serais-je bon maintenant ? Laissez-moi où je suis ; rien ne me vaut mieux et ne me séduit davantage.

Un regard jeté sur Alan m’assura qu’il disait vrai. Les rudes travaux de la guerre, la fatigue des voyages l’avaient laissé dispos, insouciant, gai comme un enfant. Il n’était ni vieilli comme moi par les soucis domestiques, ni sérieux et concentré comme Hugh ; Ah ! si notre bonne mère eût pu voir, comme je le voyais, notre enfant prodigue, l’objet de sa préférence ! Alan devina ma pensée. — Tenez, Grisell, vous me recevez comme ma mère m’eût reçu. Je reviendrai souvent vous voir… quand vous serez seule. Avec Harley, et même avec mon frère, je me sens comme étranger. Nous vivons en des mondes qui s’ignorent ; mais vous autres femmes, c’est différent… vous avez une faculté sympathique à laquelle rien ne demeure ignoré… A propos de Hugh, il a déjà l’air d’un homme riche, savez-vous ?… mais il me semble usé, fatigué, presque vieux…